Chapitre 3 – Fin XVIIIe et début XIXe siècle : de vrais répertoires de bal

Illustration : Le bal paré, détail d’une gravure d’Antoine Jean Duclos (1774)

Les dernières décennies du XVIIIe siècle et les premières du XIXe siècle nous ont livré plusieurs cahiers manuscrits, souvent anonymes, contenant de riches collections d’airs de danses. Ces manuscrits, réalisés pour l’usage personnel de leur auteur, semblent refléter une pratique réelle de ces répertoires dans les bals citadins de l’époque. La musique qu’ils nous donnent à connaître fait le lien entre la musique de danse de cour et de salon des XVIIe-XVIIIe siècles, et celle des recueils régionaux du XIXe siècle. Ceux que je vais décrire ici, et qui contiennent un certain nombre de bourrées à deux temps et quelques montagnardes à trois temps pour les plus récents, viennent pour la plupart de Basse-Auvergne, et régions voisines (Bourbonnais, Aurillac, Lyon).

Avertissement sur les enregistrements :

 A cette série d’articles, j’ai souhaité joindre des enregistrements de déchiffrage des mélodies notées, afin de rendre ce répertoire accessible aux musiciens non-lecteurs. Au vu du grand nombre de mélodies et du temps passé, je demande un peu d’indulgence à l’auditeur, car on trouvera bien à redire à la qualité technique et à l’interprétation, loin d’être maîtrisée. Il m’a néanmoins paru souhaitable de donner au moins une ébauche de ces airs, en espérant que cela suscitera chez d’autres musiciens l’envie de les faire revivre à leur façon.

 Je n’ai pas forcément respecté les tonalités données dans les sources, sachant que de toute façon, elles sont variables suivant les sources pour un même air. J’ai souvent essayé de tenir compte des indications d’articulation et d’ornements quand il y en avait, mais sans fidélité absolue. En particulier, la question de l’ornementation demanderait un examen plus poussé des conventions graphiques de l’époque, que je n’ai pas encore fait (c’est en projet). Les tempos sont bien sûr hypothétiques.

 En ce qui concerne les tructures, j’ai souvent ajouté des reprises et doublé les phrases, en considérant que c’est la pratique normale, quand bien même la partition ne comporte pas de barre de reprise. Dans le manuscrit Dauternaux, un certain nombre d’airs ont quatre phrases, j’ai considéré qu’il s’agissait de deux mélodies alternatives de deux phrases chacune, et j’ai donc joué deux fois la première et deux fois la seconde (un de ces airs, dans son édition d’origine en feuille de contredanse, mentionne « deuxième air » pour les deux dernières phrases : je me suis donc autorisé de cet exemple). En revanche, quelques airs ont trois phrases, avec un signe de retour au début, à la fin de la deuxième : je les ai donc joués en forme de rondeau, c’est-à-dire ABACA.

1) Le manuscrit « Clermont 1 » (dénomination personnelle) du legs Adolphe Achard

Illustration : Bourrée La Meunière / Autre bourrée (Recueil « Ms Clermont 1 »)
Illustration : Bourrée La Meunière / Autre bourrée (Recueil « Ms Clermont 1 »)

Ce précieux recueil a été découvert aux archives départementales du Puy-de-Dôme, lors d’un stage d’initiation aux techniques de recherches en archives, animé par Jean-François « Maxou » Heintzen, à la fin des années 1990. Il est précédé d’un schéma explicatif du manche du violon. Tout au long de la partition, les noms des notes sont systématiquement écrits en toutes lettres au-dessus des portées. Bien que la graphie à la plume, tant solfégique que scripturale, soit aisée et élégante, certaines indications d’armure sont surprenantes, et semblent des coquilles, par rapport au style de l’époque (je les ai mentionnées, ainsi que mes corrections, dans les transcriptions ci-après).

 Certaines pièces contenues permettent de dater approximativement ce manucrit des années 1770 au plus tôt. Outre quelques autres mélodies (menuets, contredanses, fanfares et marches), l’essentiel du répertoire est constitué de 47 bourrées à deux temps, ce qui en fait le premier corpus important de ce type.

Ce répertoire est très intéressant : il nous donne à découvrir des airs variés, bien que l’on y trouve certains motifs caractéristiques repérés plus tard dans les bourrées de l’Album Auvergnat. En particulier, ces airs comportent non seulement des phrases « carrées » classiques de huit mesures, mais aussi de quatre et souvent de six mesures, avec parfois une asymétrie (différence de longueur entre les deux phrases constituant la mélodie). Aucun air n’a de titre particulier, sauf une « Bourrée des quatre tours » et « La Meunière ». Quelques-uns de ces airs se retrouvent dans des publications régionales postérieures :

  • La N°8 rappelle la 1ère phrase de « La Barbounaisa » (Bourrée de Saint-Bonnet-près-Riom) de l’Album Auvergnat. C’est une version de la chanson satirique « La nouvelle Bourbonnaise », qui aurait été mise en circulation en 1768 pour dénigrer la comtesse Du Barry. Elle figure dans la Clé du Caveau au N°671.

La voici également notée avec un couplet dans « Musique des chansons populaires de France » (Gabriel Richard, édition du Petit journal, 1867) .

  • La N°14 (et la N°22 qui en est une variante) a été recueillie en Limousin et publiée fin XIXe par François Célor-Pirkin (« Ne lo dancharent pu lo bourreio d’Aouvergno », appelée « sautière »). Cet air figure également en plusieurs versions dans le recueil de Louis Lambert Chants et chansons populaires du Languedoc (Paris-Leipzig 1906) : « Dansen la retiro,mio » N°XLII p.38 ; « La dansaren pas pus la bouréio d’Auvergne » N°XLV p.40 ; « Planten la vigno mio » N°LX p.52 ; « Cal chanja de mios » N°LXX p.60, « Toutis lou ti guétoun » N°LXXIII p.62 ; et est cité dans le même recueil en tant que rigodon recueilli dans l’Isère : « Las danseren plus, las bourréas d’Ouvergno » N°VII p.76.
  • La N°32 rappelle la première phrase de « Ton coutilhou blan », publiée par Albert Dauzat (dans « Contribution à la littérature orale de la Basse-Auvergne », N°22 p.59 ; je donne plus loin une transcription des airs de ce recueil).
  • La N°29 se retrouve dans la « Clé du Caveau » sous le nom de « Bourrée provençale » (voir plus loin).
  • La N°5 est apparentée à la contredanse de « L’Amoureux de quinze ans », qui figure dans ce même manuscrit, et qu’on peut aussi trouver dans la « Clé du Caveau ».

Trente de ces airs ont été publiés au XIXe siècle avec un accompagnement de piano, par J. Théron dans le recueil « Vieux airs d’Auvergne » (voir plus loin).

J’ai fait dernièrement une trouvaille intéressante, qui éclaire une des mélodies de bourrées de ce manuscrit : Giacomo Merchi (1726-1800?) fut un guitariste, compositeur et éditeur de musique. Italien d’origine, il s’établit à Paris en 1753 avec son frère Joseph Bernard Merchi. Il est actif aussi en Angleterre, où paraît en 1770 son recueil « Collection of Minuets, Cotillons, Allemandes & Country Dances for the guitar With an Accompaniment for a violin », publié à Londres par Longman & Broderip.

Lien de téléchargement du recueil : https://books.google.fr/books/about/A_collection_of_minuets_cotillons_allema.html?id=GItdAAAAcAAJ&redir_esc=y

C’est à la page 4 de ce recueil que nous trouvons une allemande qui est bien reconnaissable, sous une forme un peu simplifiée, dans la bourrée N°27 de notre manuscrit « Clermont 1 ». La date de publication, 1770, coïncide tout à fait avec l’époque des autres airs en vogue identifiables dans le manuscrit auvergnat. Même si le manuscrit n’est pas daté, je ne pense pas qu’il soit beaucoup plus tardif : dans cette hypothèse, cet air serait arrivé en Auvergne assez vite après sa publication, pour y être adapté en bourrée. On ne peut pas non plus absolument écarter l’hypothèse d’une circulation de l’air en sens inverse, mais elle me paraît un peu moins probable. C’est une preuve de plus de la proximité à cette époque entre les contredanses dites « allemandes » et les bourrées à deux temps.

Allemande de Giacomo Merchi

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2) Le manuscrit « Aurillac 1787 »

Appartenant à une collection privée, ce recueil porte la mention « fait à Aurillac – 1787 ». Il nous donne un éventail de musiques diverses circulant dans les salons de l’époque, notamment plusieurs ariettes composées par Grétry, Martini ou Gluck. On y trouve aussi un certain nombre d’airs de danses : menuets, tambourins, allemandes et autres contredanses. Parmi celles-ci, « Les Plaisirs d’Aurillac », que l’on peut supposer de création locale.

Enfin, on trouve huit bourrées (toutes à deux temps), sans titre particulier, sauf une «Bourrée pour la vielle », deux « Bourrées nouvelles », et une « Bourrée nouvelle de Monsieur ? » (le nom est malheureusement illisible sur la copie dont je dispose). Celle-ci est une version, peut-être originelle, de la « Bourrée de Tauves » qui sera publiée soixante ans plus tard dans l’Album Auvergnat. Les autres mélodies de bourrées sont dans le même style, certains motifs se retrouvant dans des airs de bourrées « traditionnelles ».

Il est remarquable aussi de constater la parenté évidente entre la première phrase de l’une des deux allemandes données par ce manuscrit, et celle de la bourrée dite « de Gaston Pommier » connue aujourd’hui en Berry, mais que l’on retrouvera avant cela dans les recueils auvergnats du XIXe siècle (recueil De Raoulx N°9, recueil Hainl N°9 « Bourrée de Clermont-Fd », recueil Laussedat N°4 etc).

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3) Le manuscrit « Coutan »

Illustration : une page du manuscrit « Coutan »
Illustration : une page du manuscrit « Coutan »

Mis en ligne récemment sur le site IMSLP Petrucci, ce précieux recueil est consultable et téléchargeable ici :

https://imslp.org/wiki/Collection_Manuscrite_d%27Airs_%C3%A0_Danser_(Anonymous)

Il a été retrouvé dans le département de l’Allier. Bien que la plus grande partie de ce répertoire soit constituée de contredanses, on y trouve aussi trois rigaudons dont un « Rigaudon d’Auvergne », et 24 « boure » (bourrées à deux temps, comme toutes celles de cette époque), les deux types de danses étant très semblables musicalement (le troisième rigaudon se retrouve d’ailleurs en tant que bourrée dans un autre recueil). En revanche, deux des « Boure » sont écrits en mesure à 6-8, et ressemblent plutôt à des airs de contredanses. On trouvera d’ailleurs, dans d’autres sources manuscrites, un certain nombre d’autres airs à 6-8 appelés bourrées.

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4) Le manuscrit « Répertoire des bals », attribué au maître de danse Dauternaux de Lyon

Illustration : « Bourée La fette de Belleville » (sic) (Ms Dauternaux)

C’est Gilles Lauprêtre qui m’a communiqué ce recueil imposant par la richesse de son répertoire (360 pages), conservé dans une bibliothèque lyonnaise, dont il a eu connaissance en travaillant avec le groupe « Révérences » spécialisé dans la reconstitution des danses des XVIIIe-XIXe siècles. Je n’ai toutefois pas pu en retrouver la référence dans les catalogues en ligne. Il est attribué à Dauternaux, maître de danse lyonnais, qui a publié deux recueils de contredanses dans les années 1780. Ce recueil-ci, non daté, est postérieur, comme l’indiquent quelques titres de danses faisant référence à des évènements ou personnages historiques : « La Vasington » (Washington), « Le Siège de Lille » (1792), « La retraite des Émigrés », « La Buonaparte » », « La nouvelle Bonaparte », « La Marengo » (1800) et surtout « La Napoléon » (sacré sous ce nom en 1804).

Quelques autres titres font référence à la ville de Lyon (« La vogue de Bron », « La Bourrée lyonnaise » et deux « Valse lyonnaise »).

Le répertoire commence par plusieurs « danses de caractère », c’est-à dire des danses théâtrales de soliste, parfois relativement anciennes : c’est le cas de la « Chaconne d’Arlequin » dont la musique de Lully, dans « Le Bourgeois Gentilhomme », remonte à 1670. La suite est constituée de quelques valses, et surtout de très nombreuses contredanses, dont les figures sont notées en regard de chaque partition. Ce qui nous intéresse particulièrement ici, est que certaines sont dotées de la précision « Bourée ». Gilles Lauprêtre, qui s’est intéressé aux descriptions des danses, m’a dit que sur le plan des figures, rien ne différenciait absolument ces danses « en bourée » des contredanses du reste du répertoire.

Sur le plan musical, ces airs « en bourée » se rattachent à un même style mélodique, que l’on retrouvera dans tous ces recueils, jusque dans les bourrées de l’Album Auvergnat : tournures très tonales, mode majeur prédominant, phrases carrées très symétriques, grupetto presque systématique sur la fin des demi-phrases, fréquence de motifs en arpèges et en notes répétées. Mais ce style est partagé par d’autres mélodies qui ne sont pas mentionnées comme bourrées (je les ai incluses dans mes transcriptions) : l’examen de nombreux recueils d’airs de danses de cette époque m’apprend que ce style est tout à fait identique à celui des contredanses dites « allemandes », un type de contredanses à la mode dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, parmi d’autres types (contredanses française et anglaise). Une de ces contredanses allemandes, « L ‘ouverture des Fêtes de Belleville », créée en 1769 par le maître de danse M. Battu, se retrouve d’ailleurs dans notre présent manuscrit, sous le titre de « La fête de Belleville » avec la mention « Bourée » (voir illustrations plus haut et ci-dessous).

Une autre bourrée, appelée ici « Dis-moi Nanon le nom de ton village », se retrouvera dans l’Album Auvergnat sous le titre « Bourrée de Saint-Gervais ». Une autre, commune à plusieurs répertoires de bourrées du XIXe siècle, est ici appelée « Rigodon » (Elle est au répertoire de groupes bourbonnais actuels sous le titre « Youp Nanette »). On retrouve aussi l’air bien connu « Dija Janeta », ici sous le titre « Danse de la Marmotte ».

On peut remarquer que le terme de bourrée n’est ici encore associé à aucune connotation régionale exclusive : on a ainsi une « Bourée – Danse Piémontaise », une « Bourée – La Provençale » et une « Bourée lyonnaise ».

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Chapitre 3 – Fin XVIIIe et début XIXe siècle : de vrais répertoires de bal (suite)