Chapitre 3 – Fin XVIIIe et début XIXe siècle : de vrais répertoires de bal (suite)

Illustration : La Guinguette (F. Basan, d’après Augustin de Saint-Aubin) Document Gallica

Nous poursuivons la découverte de cahiers manuscrits nous livrant des répertoires de bourrées et montagnardes.

5) Le manuscrit « Clermont 2 » (dénomination personnelle) du legs Adolphe Achard

Illustration : une page du Ms « Clermont 2 »

Ce manuscrit à l’écriture musicale un peu maladroite, a été trouvé, comme celui que j’ai nommé « Ms Clermont 1 », aux archives départementales du Puy-de-Dôme lors d’une recherche dirigée par Jean-François « Maxou » Heintzen. Il est plus récent, probablement autour de 1815-1820 : il contient un air de chanson nommé la « Cantate de Vive le roi », connue aussi sous le titre « Le chant de la France » (musique de Persuis, paroles de Picard ou du Comte de Bouillé selon les sources). Cette chanson royaliste a été écrite clandestinement sous Napoléon, et publiée en 1815 à la chute de l’Empire dans un recueil « le Chansonnier des Amis du Roi ». L’air en est donné, bien reconnaissable, dans « La Clé du Caveau » (4e édition, air N°1742).

Un autre air de chanson « Si je meurs », est une version de la célèbre chanson à boire « Si je meurs que l’on m’enterre dans une cave où il y a du vin ».

En dehors de ces deux mélodies, le répertoire du cahier est constitué de danses nommées simplement par le nom de la danse, parfois sans aucun titre. On y trouve une majorité de contredanses, dont un quadrille en quatre airs, ainsi que plusieurs « Valz », sept « Bourées » (à deux temps) et une montagnarde (à trois temps).

Les bourrées, de même que la montagnarde, sont pour la plupart des versions un peu différentes d’airs que l’on retrouvera dans l’Album Auvergnat et les autres recueils postérieurs.

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6) Le Manuscrit Chauvassaignes

Illustration : une page du Ms Chauvassaignes (Valze russe / Monferine / Montagnarde)

Ce cahier manuscrit, daté de 1820, m’a été communiqué par Jean-François « Maxou » Heintzen. Il a été écrit par Louis Antoine Geneste (ou Genès) Chauvassaigne (1803-1894), et contresigné à la fin par plusieurs autres personnes, qui sont à mon avis ses camarades de pension qui lui laissent leurs adresses (originaires de la Loire, de la Creuse et surtout du Puy-de-Dôme). L’un d’eux nous éclaire sur le contexte :

« Sylvain Marie – Né à Riom le 7 janvier 1805 élève au collège royal de Clermont Fd le 11 novembre 1817. Sorti de cette triste prison le 31 aout 1821. »

Une amusante remarque : « Ah ! Qu’il fait froid – 10 janvier 1820 », vient compléter ce contexte.

Ce recueil semble donc, pour ces jeunes gens de familles aisées, un dérivatif à leur ennui de pensionnaires à Clermont-Ferrand. Il contient une majorité d’air de danses, principalement contredanses et valses. Une première série d’airs est intitulée « 16 petits airs pour le violon » ; ensuite, on a visiblement recopié un recueil imprimé, sous le titre « Recueil de Contredanses et Valzer pour le violon par G. J. Sieber à Paris – chez Sieber rue des filles St Thomas à la flute enchantée N°21 ». Enfin une troisième série d’airs, plus hétéroclite, comprend à la fois des danses et des airs de chansons, ainsi que quelques mélodies sans autre titre que leur indication de tonalité (parfois fautives d’ailleurs).

Les titres des danses et airs font parfois référence à des compositeurs (Mozart, et d’autres moins connus aujourd’hui). Certaines mélodies sont des airs à succès de ballets ou opéras de la fin du XVIIIe siècle (Cadichon, Télémaque, La Caverne, Psiché, L’Arbre de Diane, Nina). D’autres sont des airs de chansons connues : Il pleut bergère, Charmante Gabrielle, etc. On retrouve ici « Si je meurs que l’on m’enterre », ce qui confirme ma supposition pour le recueil précédent (la mélodie est très proche et le titre ici plus complet).

Les contredanses (dans la copie du recueil Sieber) appartiennent pour la plupart aux types constituant le quadrille, comme l’indiquent leurs sous-titres (Pantalon, Eté, Poule, Trénitz, Pastourelle, Finale).

Intéressant directement notre sujet, trois mélodies de montagnardes sont transcrites.

  • La première figure dans l’Album Auvergnat avec des paroles : « Viendras-tu pas, toi que mon cœur adore », « Romance composée par M. de Clermont-Tonnerre, sur un air de montagnarde du Mont Dore ».
  • On retrouvera une variante de la deuxième dans le recueil De Raoulx (voir plus bas, montagnarde N°39).
  • La troisième, air très connu, archétype de la « montagnarde d’Auvergne », figurera dans l’Album Auvergnat avec les paroles « Viva leus Auvergnats ».

Il est intéressant de constater une proximité, qui n’est sans doute pas une coïncidence, de la famille Chauvassaignes avec le compositeur auvergnat Georges Onslow (1784-1853), qui a inséré des thèmes de bourrées et montagnardes dans certaines de ses œuvres, à peu près à l’époque de notre manuscrit (Quatuors à cordes composés entre 1810 et 1817). On peut consulter ici l’article de Viviane Niaux sur ce sujet :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/436334/filename/Niaux_L_Exotisme_auvergnat_dans_l_oeuvre_de_George_Onslow.pdf

En effet, l’auteur de notre manuscrit et le compositeur ont tous deux résidé à Mirefleurs, à une vingtaine de kilomètres de Clermont-ferrand, commune dont ils furent maires à 20 ans d’écart. Un Franck Chauvassaignes (1831-après 1900, peut-être fils de Louis-Antoine Geneste), auteur de photographies artistiques, apparaît dans l’entourage amical dep Onslow. Un autre ami de Onslow, le juge de paix Imbert père, membre important comme lui d’une association musicale à Clermont, est crédité des notations musicales de l’Album Auvergnat de Jean-Baptiste Bouillet.

Issues d’un même milieu de notables-artistes clermontois, on est donc en présence de plusieurs sources, où le même type d’airs se trouve utilisé à différentes fins : manuscrit personnel d’airs de danses pour Chauvassaignes ; citation dans une composition musicale savante par Onslow (le « Beethoven français ») ; et recueil à visée régionaliste pour Bouillet, quelques années plus tard.

Les documents suggèrent à cette époque (entre 1820 et 1840) un glissement : de l’abandon de ces airs dans la pratique effective du bal, à leur recyclage en tant que patrimoine régional, considéré avec une distance croissante. Ces mélodies, au départ « bien de leur époque », seront un peu abusivement amalgamées à une culture régionale, dorénavant perçue comme exclusivement populaire et rurale, et de plus en plus fantasmée au cours du temps.

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7) Le Recueil Gergoux « Choix de Contredanses, Walz, Sauteuses, Anglaises, Bourrées, Rondes, etc »

Frontispice du recueil Gergoux

La copie de ce manuscrit, que je connaissais de nom (cité par Jean-Michel Guilcher dans son ouvrage sur l’histoire de la contredanse), m’a été communiquée par Gilles Lauprêtre. Il daterait du tout début du XIXe siècle (période napoléonienne environ). On en ignore la provenance, mais contrairement aux autres manuscrits examinés ici, il n’a pas de lien particulier avec l’Auvergne. L’auteur destine ce recueil à un ami, dans la famille duquel il a visiblement vécu de mémorables moments de danse et de fête. La dédicace indique :

« J’ai cru vous faire un véritable plaisir, en vous offrant un choix des contredanses qui passent pour les plus gaies et les plus dansantes (…) J’y ai joint des waltz, sauteuses, tyroliennes, hongroises, anglaises, bourrées, rondes, menuets, branles à danser etc. J’ai même cru devoir y ajouter plusieurs petites danses particulières à différents pays ou cantons, & qui par leur singularité plaisent infiniment à la jeunesse ; parce que, sur la fin d’un bal, elle est toujours flattée de retrouver des jambes pour danser quelque chose d’original et d’extraordinaire. »

Le répertoire donné est accompagné d’indications sur la danse, et on y trouve cette remarque intéressante, qui nous montre que le ressenti de la « cadence », qualité rythmique propre à la bonne musique de danse, n’est pas réservé aux danseurs populaires :

« Avertissement.
C’est l’oreille qui dirige tous les mouvements de la danse. Il faut que les notes & les temps soient purs & bien distincts, pour aider à l’exécution de ceux de la danse, la plupart des airs nouveaux ont un genre de composition si savant qu’il est presqu’impossible d’accoutumer l’oreille à toutes les difficultés qu’ils présentent. Ce qui fait que beaucoup de danseurs qui ne connaissent pas les règles de la musique, restent sourds à la mesure et finissent par rompre toute l’exécution d’une figure. Trénis* disait « qu’il avait quelquefois plus de plaisir & infiniment moins de fatigue en dansant dans les environs de Paris, au son criard et écorchant d’un ménéstrier de village, qu’en voulant placer des pas dans certains bals de société, où l’orchestre joue des concertos, plutôt que de la vraie contredanse. » La raison est que ce n’est pas tant la justesse de la note, que la prestesse du coup d’archet qui enlève le danseur. »

(* Pierre Trénitz (1765-1825), célèbre maître à danser actif à Paris entre 1795 et 1810.)

La plupart des danses de ce manuscrit sont des contredanses (Le compositeur Julien, fameux dans ce genre, est cité dans la dédicace), mais quelques autres mélodies nous intéressent particulièrement ici, et apportent un éclairage supplémentaire sur la malléabilité parfois déroutante du répertoire :

  • « L’Auvergnate », air bien connu à trois temps, se retrouvera dans l’Album auvergnat comme « Montagnarde de Sauxillanges », avec les paroles « Viva leus Ouvergnats ! Viva leus Ouvergnates ! ». Il figure aussi dans la Clef du Caveau (voir plus loin).
  • Une « Bourrée d’Auvergne » figure en trois versions, dont l’une écrite en rythme pointé systématique (croche pointée / double croche), et les deux autres en croches égales. Cette mélodie se trouve dans le manuscrit plus ancien « Clermont 1 » (voir plus haut, bourrée N°9). On la retrouvera, dans sa version pointée, dans la Clé du Caveau (« Bourrée Lyonnaise » ou « Allons au Broteau »).
  • Une « Bourrée Bordelaise », également à deux temps, a conservé, un siècle plus tard, la première phrase de la « Bourrée des Auvergnats » du recueil Philidor, associée à une seconde phrase entièrement différente. Le titre « Une jeune fillette » donné par la « Clé du Caveau », permet de remonter à la source possible de cette chanson. Le chanteur et compositeur d’origine italienne Antoine Albanese (1729-1800), l’a publiée dans deux de ses recueils vers 1770-1775 : le sixième Recueil de Chansons, et le « Recueil des petits airs et duos ». Le titre complet est « Une jeune fillette voulant moudre son bled », ou « L’heureux meunier ». Le style de cette chanson, très proche du répertoire traditionnel (à la fois par son thème et par ses onomatopées figurant le bruit de la mécanique du moulin), peut laisser penser qu’Albanese a repris une chanson populaire préexistante. Il se peut aussi qu’il ait créée sa propre déclinaison de ce thème familier.
Une jeune fillette voulant moudre son bled, Albanese, sixième recueil de chansons
  • Une « Bourrée Saintongeoise » et une « Bourrée Provençale » sont écrites à 6-8, la première apparaît dans la Clé du Caveau (« Exprès pour vous j’ons pris cette fauvette », voir plus loin). Il est difficile d’établir un rapport musical entre ces deux airs et les répertoires de bourrées que nous connaissons.
  • En revanche, un air d’ « Anglaise » (famille de contredanses en lignes très en vogue à cette époque) correspond tout à fait à la première phrase de la « Bourrée d’Ambert » de l’Album Auvergnat (« Ah ! Te l’auras pas, te l’auras pas, la débrayada ») ; un « Waltzer », curieusement à deux temps, est tout à fait semblable aux bourrées à deux temps instrumentales de cette époque (et donc aux allemandes) ; une « Allemande à trois » a une phrase commune avec la bourrée N°18 du recueil De Raoulx (voir plus loin).
  • Enfin, la mélodie de la « Ronde de Rochat », danse collective et ludique, se retrouve telle quelle dans l’Album Auvergnat sous le titre « Bourrée de Sauxillanges », et par la suite dans d’autres recueils auvergnats. On la retrouvera ensuite en Bourbonnais, connue actuellement sous le nom de « Bourrée à Malochet » : Jean-François « Maxou » Heintzen en donne d’autres versions ici : https://lafeuilleamta.fr/2018/11/pdm10bis-les-bourrees-a-malochet . Il signale d’ailleurs que cet air a été recuilli par Xavier Vidal à Cahors, où il est célèbre sous le nom de « Le grand-père », comme farandole de carnaval (voir la revue « Pastel » du Conservatoire occitan, N°19, 1994, p.34, consultable ici : https://www.comdt.org/comdt-data/blog-pastel/documents/pastel_epuises/Pastel_19_1994.pdf ).

Il peut donc être assez troublant de constater, dans ces recueils, que des mélodies proches ou identiques à des airs de bourrée (à deux temps en l’occurence), peuvent être associées à des danses tout à fait autres, et à l’inverse, que le nom de bourrée soit donné à des airs d’une tout autre famille rythmique : des répertoires d’autres régions donnent aussi quelques airs en mesure à 6-8 appelés « bourrée ».

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