Chapitre 7 – Fin XIXe et début XXe siècle : les manuscrits

Illustration : « Le Bal Champêtre » (gravure XIXe siècle)

Des trouvailles faites au hasard des brocantes, aussi bien que des documents précieusement conservés par des familles, permettent de porter à notre connaissance des répertoires manuscrits de musiciens de bal, d’une période plus récente que ceux que nous avons étudiés au chapitre 3.

La seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle, correspondant au Second Empire, à la « Belle Époque » et aux « Années folles », voient une évolution du répertoire des danses de bal de salon : les danses de couple (valse, polka, mazurka, schottische et leurs nombreuses variantes) affirment leur prépondérance, à côté du quadrille, dernier descendant des contredanses du passé, qui survivra jusqu’à la première guerre mondiale.

Le mouvement orphéonique (œuvre de démocratisation de la pratique musicale collective, initiée par Louis Willem dans les années 1830), tout d’abord choral, suscite ensuite un raz-de-marée d’ensembles instrumentaux, en particulier à vent : sociétés musicales, harmonies, fanfares et autres cliques, dont certains musiciens peuvent également exercer leurs talents dans des bals, malgré la réprobation de certains chefs de musique. C’est ainsi que les clarinettes, cornets à pistons, saxophones etc, viennent s’ajouter à l’instrumentarium populaire et concurrencer, voire complètement remplacer les instruments plus anciens. Le répertoire de danses associé à ce type d’ensemble est parfois appelé « style 1900 », « bal champêtre » ou « musique de kiosque ».

Les accordéons, progressivement mis au point durant la première moitié du XIXe siècle, vont ensuite quitter les salons et se diffuser dans les musiques populaires, d’abord à partir des pays germaniques et de l’Italie. Le style « musette » voit le jour à Paris au tout début du XXe siècle, revêtant les danses issues de la « Belle Époque » de couleurs instrumentales nouvelles. Au même moment, le tango arrive en Europe, en attendant le déferlement de l’influence nord-américaine après la première guerre mondiale : one-step, fox-trott, boston, charleston et autre shimmy. Un petit orchestre de bal typique de cette époque est constitué d’un accordéonniste (parfois jouant en même temps avec les pieds le « jazz-band » ou « le jâze », c’est-à dire une batterie sommaire composée d’une grosse caisse et d’une cymbale charleston), accompagné d’un saxophone et d’un banjo.

Dans certaines régions, des répertoires locaux arrivent à se maintenir durant cette époque, parfois interprètés avec ces nouveaux instruments, et mêlés aux répertoires en vogue. Les différents manuscrits que je vais présenter ici sont issus de ce contexte.


1) Feuille manuscrite (coll. Delaunay)

Illustration : Bourrées d'Auvergne (partition manuscrite pour piano, coll. Delaunay)
Illustration : Bourrées d’Auvergne (partition manuscrite pour piano, coll. Delaunay)

J’ai trouvé cette feuille volante manuscrite en fouillant dans une caisse de vieilles partitions chez un bouquiniste de Clermont-Ferrand. Elle n’est pas datable précisément. Ecrite pour piano, elle donne deux bourrées à trois temps, qui évoquent à la fois le contenu des recueils pour piano du XIXe siècle, mais aussi certaines mélodies au répertoire des violoneux collectés plus tard dans le Massif Central (voir mon article « Bourrées en Sol »).

Les accompagnements à la main gauche consistent en de simples « pompes » à trois temps basse/accord/accord.

Partitions

04-01 – Ms 2 bourrées d’Auvergne piano

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2) Feuille manuscrite (coll. Les Brayauds)

Illustration : Feuille manuscrite comportant une bourrée (Coll. Les Brayauds)
Illustration : Feuille manuscrite comportant une bourrée (Coll. Les Brayauds)

Cette partition appartient à la collection de l’association Les Brayauds-CDMDT63. En plus d’un air de bourrée, elle contient également « Alixette » (Polka), le début d’un « Pas de quatre » et des éléments basiques de théorie musicale. Les airs sont notés en tonalités de Ré et de Sol, ce qui correspond aux tonalités préférentielles du violon populaire, mais peut aussi convenir à d’autres insruments. Sous la portée de la polka, les noms des notes figurent en toutes lettres.

La première phrase de la bourrée est connue aujourd’hui, et correspond à celle de la dite « Bourrée de Royat » (en Auvergne) ou « Bourrée des gars » (en Morvan).

Partitions

04-02 – Bourrée manuscrite (coll Brayauds)

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3) Manuscrit Félix Fricou

Illustration : Arcanhac, l'Église de l'Assomption. (photo : Serge Imbert)
Illustration : Arcanhac, l’Église de l’Assomption. (photo : Serge Imbert)

Ce cahier manuscrit m’a été obligeamment communiqué par Gilles Lauprêtre. Il porte la mention « Cahier de musique – appartenant à Félix Fricou d’Arcanhac ». Une recherche sur un site de généalogie m’indique l’auteur vraisemblable du manuscrit : Félix Casimir Charles FRICOU, né le 02/08/1851 et décédé le 17/05/1922, au même lieu, La Bertrandie (paroisse d’Arcanhac, aujourd’hui commune de La Fouillade), et cité comme propriétaire cultivateur. Une étude généalogique fouillée sur les descendants de Louis XI en Aveyron, (ici : http://jerome.saurel.free.fr/famille/Descendance-Louis-XI.htm), nous apprend que Félix Fricou, loin d’être un simple paysan, appartient à une lignée de riches propriétaires, enracinée localement depuis au moins le XVIe siècle, et aux ascendances bourgeoises et même aristocratiques.

Le contenu musical du manuscrit correspond au répertoire de danses de la seconde moitié du XIXe siècle, par ordre de fréquence : valses, schottisches, mazurkas, polkas, et quelques quadrilles, varsoviennes, allemandes et autrichiennes, ainsi que des marches, airs de chasse et mélodies diverses. Si beaucoup d’airs ne sont désignés que par leur nom de genre, les titres des autres permettent de les situer dans le temps : il s’agit de musiques publiées pour la plupart à partir de 1860, et jusqu’en 1890. Le manuscrit doit donc pouvoir être daté de la dernière décennie du XIXe siècle.

Illustration : une page du manuscrit de Félix Fricou
Illustration : une page du manuscrit de Félix Fricou

Le cahier contient aussi dix bourrées (à trois temps) ainsi que deux « auvergnasses », qui sont aussi des bourrées à trois temps (Cette forme pour « auvergnate » se rencontre parfois ailleurs). Leur écriture rythmique est incorrecte, utilisant une mesure à 6-8, et même en 2-4. Dans les retranscriptions que j’en donne ici, j’ai tâché de restituer une mesure plus habituelle, en 3-4. Plus de la moitié de ces airs me sont inconnus par ailleurs ; pour le reste on y retrouve des classiques (« La borréia d’Auvernha », « Que çai veniatz cherchar » ou « Los Auvernhats n’an tant la barba fina ») ainsi que quelques airs vus dans les recueils pour piano, le tout dans des versions toujours un peu inhabituelles. On ne sait pas à quel instrument était destiné ce cahier.

Partitions

04-03 – bourrées Ms Fricou

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4) Manuscrit Etienne Brun

Illustration : cornet à pistons (1868) (photo de Frans Pegt, Rijksmuseum Amsterdam)
Illustration : cornet à pistons (1868) (photo de Frans Pegt, Rijksmuseum Amsterdam)

Ce manuscrit (en fait, deux petits carnets de musique) m’a été communiqué par Alain Dufraisse (merci à lui!), qui le tient de famille. Etienne Brun était clarinettiste à Lempdes, Pont-du-Château (Puy-de-Dôme, dans la Limagne vers Clermont-Ferrand), et le premier cahier est daté de 1873. Le répertoire est majoritairement celui des danses de l’époque (danses de couple et quadrilles), et contient aussi deux bourrées à deux temps (dont « Dija Janeta », appelée « La Savoyarde »). Sous le titre de « La mère Topette », on retrouve une montagnarde en mode mineur bien connue des recueils du XIXe siècle, avec ici une petite variation.

Il y a aussi une suite de cinq montagnardes « arrangées par Knitel » et numérotées de 13 à 17. Elles sont vraisemblablement reprises du recueil « Dix-huit bourrées ou montagnardes arrangées pour cornet », publié en 1862 d’après le répertoire du recueil de Laussedat (voir chapitre 5 – 1ère livraison, de cet article). Knitel était un musicien clermontois, qui fut professeur de musique au petit séminaire de Clermont de 1857 à 1867, dirigea la société de musique « La Sympathie », et fut chef de musique du 7e régiment de dragons.

Illustration : dernière page du recueil Théron (vers 1913), mentionnant le recueil Knitel pour cornet.
Illustration : dernière page du recueil Théron (vers 1913), mentionnant le recueil Knitel pour cornet.

Partitions

04-04 – Recueil Etienne Brun

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5) Manuscrit Gomard Roux

Illustration : Montagnarde (Ms Gomard Roux, détail)
Illustration : Montagnarde (Ms Gomard Roux, détail)

Il s’agit ici d’un cahier pour trombone en ut. Il a été conservé dans la famille d’Éric et Didier Champion de Saint-Bonnet-près-Riom, piliers de l’association « Les Brayauds-CDMDT63 », et j’ai pu avoir le plaisir d’en prendre connaissance à l’époque où je travaillais dans cette association.

Le répertoire, de « bal champêtre », est soigneusement écrit à la plume, d’une écriture élégante comme c’est souvent le cas dans ce genre de cahier. Les airs sont d’abord classés selon un ordre précis, par suites régulières de quatre danses : Polka / Mazurka / Schottisch / Valse. A la fin du recueil, on trouve quelques autres danses : plusieurs quadrilles, l’Ostendaise, la polka « La Badoise » et une varsoviana, ainsi que deux montagnardes. Celles-ci portent la marque d’un style mélodique très XIXe siècle, que je rapproche du style germanique des valses les plus anciennes (j’ai déjà évoqué cette question dans les chapitres précédents) : la première phrase de la seconde montagnarde est d’ailleurs une variante de la célèbre chanson autrichienne « Ach du, lieber Augustin ».

Illustration : Autre Montagnarde (Ms Gomard Roux, détail)
Illustration : Autre Montagnarde (Ms Gomard Roux, détail)

Partitions

04-05 – Montagnardes rec Gomard Roux

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6) Manuscrits Coatrieux

Illustration : première page du 1er carnet de musique (Coll. Coatrieux)
Illustration : première page du 1er carnet de musique (Coll. Coatrieux)


Eric Coatrieux, musicien membre des Brayauds, m’a communiqué ces quatre carnets de musique, sauvés miraculeusement de la benne à ordures à Combronde par un brocanteur (combien d’autres documents, pour nous inestimables, n’ont pas eu cette chance et ont été détruits!). Je l’en remercie amicalement. Les quatre cahiers semblent écrits de la même main, et contiennent un répertoire plus récent que les manuscrits précédents : une recherche non exhaustive d’après les titres, me donne une majorité de mélodies sorties entre 1920, et 1926 au plus tard.

Dans ce répertoire, on trouve beaucoup de valses, quelques polkas et schottisches, ainsi que des danses plus récentes, nouveautés de cette époque : fox-trots, charleston, shimmy, ainsi que quelques extraits de « Faust » de Gounod et deux sérénades de l’italien Enrico Toselli. Certaines chansons sont données avec leurs paroles. Il est difficile de savoir de quel instrument jouait l’auteur de ces cahiers. Les tonalités utilisées comportent la plupart du temps au maximum un dièse ou un bémol (Do, Fa et Sol).

Ce qui nous intéresse particulièrement, deux de ces cahiers nous livrent une série de bourrées à trois temps, sans paroles ni titre particulier : vingt-sept mélodies différentes au total (certaines sont réécrites à l’identique d’un cahier à l’autre, et l’une d’elles est transposée dans trois tons différents). En dehors d’airs déjà rencontrés dans les autres recueils de Basse-Auvergne (environ un tiers du total), les autres mélodies me sont inconnues par ailleurs. Le caractère musical est semblable à celui des autres sources que nous avons présentées : des airs la plupart du temps très « carrés » et symétriques, aux motifs rythmiques peu variés, en mode majeur sauf pour quelques standards en mineur.

Malgré cela, je pense que nous aurions tort de mépriser ces mélodies, dont la simplicité n’empêche pas l’efficacité. De plus, je pense que la fantaisie des cabrettaires et violoneux traditionnels, qui nous a gratifié de tant de mélodies surprenantes et de versions variées, s’est souvent exercée sur un matériau de base du même ordre que ces bourrées simples et carrées. En conclusion, à nous de jouer, et d’utiliser ces airs pour en façonner ce qui nous viendra.

Partitions

04-06 – Cahiers Coatrieux (bourrées) revu

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