Le Limousin en fanfares : le quadrille « Le clafouti » et le cahier manuscrit de Pierre Morange

1 – Le manuscrit de Pierre Morange

Le cahier de Pierre Morange

Je vais vous présenter ici un document acheté en brocante ou vide-grenier il y a quelques années, assez longtemps pour qu’il me soit maintenant devenu impossible de me souvenir du lieu de l’achat. Il s’agit d’un petit cahier manuscrit de musique, format 17×12 centimètres, accompagné de sept fiches cartonnées de même format, elles aussi manuscrites. Le cahier porte le tampon du vendeur « Vente chez Claudot luthier 39, Rue de la Liberté 39, Dijon » (il s’agit de François Claudot, dit Le Sourd (1865 -1937) qui appartenait à une longue lignée de luthiers issus de Mirecourt).

Une mention manuscrite dans le cahier nous apporte des renseignements sur le propriétaire de ces partitions :

« Le 10 avril 1894 encor 160 jours à faire
Morange musicien au 27e Régiment d’Infenterie
Dijon (Cote-d’or) » (sic)

Cela nous aide à déchiffrer une partie de l’étiquette sur la couverture, qui est en partie effacée :

« Cahier de musique
appartenant à Morange Pierre … (illisible, peut-être « monsieur »)
Musicien à Champsac Hte Vienne »

Gros plan de l’étiquette du cahier de Pierre Morange

Une recherche rapide montre que le patronyme Morange est encore représenté aujourd’hui à Champsac et dans les environs. En regardant des sites de généalogie, j’ai bien trouvé à cette époque un Pierre Morange, cultivateur à Bramefort de Champsac. Mais, né en 1860, il aurait eu 34 ans au moment de l’écriture du carnet, ce qui n’est pas l’âge normal pour effectuer son service militaire : il s’agit sans doute d’une fausse piste.

La musique de ces documents est écrite pour clarinette, la plupart du temps 1ère clarinette en si bémol, mais aussi petite clarinette en mi bémol pour deux des pièces. Il s’agit parfois de parties d’accompagnement, ou de phrases solistes qui ne prennent sens que dans une interprétation orchestrale. Le cahier contient de la musique militaire ou de fanfare (pas redoublés, défilés et autres marches), tandis que les fiches séparées, peut-être ajoutées après un retour à la vie civile, contiennent surtout de la musique de danse. En voici le contenu :

Fac-similé complet du recueil en pdf :

Fiches cartonnées :

  • 1) Le Clafouti – Quadrille sur airs Limousins
  • (suite et fin du quadrille)
  • 2) Le Triomphant – Pte Clarinette mi b
  • Sérénade hongroise – Pte Clarinette mi b
  • 3) Quadrille des Lanciers
  • Quadrille – N°5 (inachevé)
  • 4) La Volière – Polka – 1ere Clarinette si b / Polka du Cavalier – 1re Clarinette si b
  • La Vague – Valse – O. Metra – 1ere Clarinette si b / Cecile (?) Valse
  • 5) (…) tu ne l’embrasseras pas
  • La Belle Danseuse – Schottisch / Chérie – Schottisch
  • 6) Quadrille de Arban François les bas bleus – petite clarinette
  • Suite du Quadrille
  • 7) L’Influenza (Polka) (partie d’accompagnement)
  • Polka des Masques
  • 8) Solo de la Faridondaine
  • Souvenir du camp de Châlon

Cahier :

  • Le Qoquet (coquet ?) – Pas Re (= pas redoublé) – 1er clarinette si b
  • Souvenir du camp de Châlons – 1er clarinette si b
  • Souvenir de la 56e Brigade – Pas redoublé – 1er clarinette si b a ranger (arrangé) par Mornay chef de musique au 22e rég d’Inf
  • L’ognion (?) – Pas redoublé – 1er clarinette si b (avec phrases pour piston)
  • La Marseillaise – 1er clarinette si b / Au Drapeau
  • L’Etape – Pas redoublé – 1er clarinette si b
  • Revanche – Défilé – 1er clarinette si b
  • (titre au crayon effacé, illisible)
  • Boccaccio – Marsche – Clarinette si b / Les Allobroges – Pas Redoublé
  • L’Artilleur
  • Le Bienheureux
  • Le Cimbre – Défilé
  • Défilé avec Clairons – 1er clarinette si b
  • Viterbe – Pas redoublé – 1er clarinette si b
  • Le Cuirassiers – Pas R
  • Le Lillois
  • Marche Lorraine – Pas redoublé – 1er clarinette si b – fait à Dijon le 30 septembre 1893
  • Le Lorrain – Pas redoublé – 1er clarinette si b
  • La Croix d’Honneur – Défilé – 1er clarinette si b
  • L’Enfant du Peuple – Pas Re – 1er clarinette si b
  • Le Mahdi – Pas Re – 1er clarinette si b
  • La Robertsau – Pas Re – 1er clarinette si b

On peut entendre des versions anciennes de certains de ces morceaux, sans doute très proches de ce qu’a pu jouer Pierre Morange : je les ai trouvées sur les sites Phonobase et Alexandria, qui proposent un grand nombre de numérisations en ligne de disques et cylindres anciens.

  • Le Lillois – Pas redoublé (par les solistes de la Garde Républicaine, 1905)

https://alexandria.ucsb.edu/lib/ark:/48907/f3sf2vdw

  • Le Bienheureux – Marche (par les solistes de la Garde républicaine, 1905)

https://alexandria.ucsb.edu/lib/ark:/48907/f35m651b

  • Le Cimbre – Pas redoublé (Musique de la Garde Républicaine, 1901, et Orchestre APGA, 1907)

http://www.phonobase.org/advanced_search.php?GETTitre=Le%20cimbre&Ordre=Titre,Marque&langue=fr&ligne=0


2 – « Le Clafouti – Quadrille sur des airs limousins »

Couverture du quadrille « Le Clafouti »

C’est ce « quadrille limousin » qui a d’abord déterminé mon intérêt pour ce cahier. En fait, le caractère spécifiquement limousin des mélodies est parfois contestable, mais le choix qui en est fait atteste au moins de l’usage régional de ces airs à l’époque.

Le quadrille est un enchaînement de quatre ou plus souvent cinq contredanses, dansées par quatres couples disposés en carré. Sa forme s’est cristallisée peu à peu au début du XIXe siècle, survivance stéréotypée et appauvrie de l’énorme floraison de contredanses du siècle précédent. Il restera au programme des bals jusqu’à la guerre de 14-18, et survivra parfois un peu plus en milieu populaire régional : beaucoup de musiciens collectés des années 1960 aux années 1980 en Limousin et Périgord avaient plusieurs airs de quadrille à leur répertoire.

Les compositeurs avaient fréquemment recours à l’adaptation et au montage d’airs de diverses provenances pour constituer leurs quadrilles. On trouve ainsi des quadrilles « sur des motifs de », dont les thèmes mélodiques sont tirées d’une même œuvre : opéra, opéra-comique ou opérette, etc. C’est le cas du « Quadrille de Arban François les bas bleus » trouvé dans notre manuscrit de Pierre Morange. « François les bas-bleus » est un opéra-comique composé par Firmin Bernicat et André Messager. Représenté en 1883, son adaptation en quadrille pour piano est publiée dès la même année par le cornettiste Jean Baptiste Arban, qui a réalisé un très grand nombre d’adaptations du même genre.

Couverture du quadrille « François les Bas Bleus » (1883)

D’autres quadrilles sont construit autour d’un thème : répertoire régional, chansons populaires, etc. C’est de cette catégorie que relève « Le Clafouti, Quadrille Sur Des Airs Limousins Pour Piano », de Paul De Livron, publié en 1893 à Limoges par F. Lagueny.

Paul de Livron a été actif entre 1870 et 1895, comme compositeur dans des genres légers : musique de danse et chansons comiques. Peut-être s’agit-il d’un pseudonyme, car je n’ai pas trouvé d’autre renseignement sur ce musicien, pas même ses dates. Il ne semble pas avoir de lien particulier avec le Limousin, si ce n’est qu’il est également l’auteur d’une réduction pour piano de la « Fantaisie sur de vieux airs limousins » de G. Rouchaud, que j’évoquerai plus loin.

Les airs

La première partie du quadrille est une mélodie bien connue « Mon père était pot, ma mère était broc », mélodie qui existe déjà fin XVIIIe : Denis Diderot la cite en mars 1784 dans sa « Correspondance littéraire » comme timbre musical de la chanson « Voulez-vous savoir les on dit qui courent sur Thémire », écrite par le Vicomte de Ségur à propos de la reine. Jean-Baptiste Weckerlin en donne, sous le titre « Buvons à tire-larigot », ce qui est peut-être la version la plus ancienne connue, dans « L’Ancienne Chanson populaire en France (XVIe et XVIIe siècles) » (1887). Le même timbre figure dans « La clé du Caveau » dans sa première édition de 1811, et est ensuite utilisé par Béranger pour sa chanson « Paillasse », et Maurice Mac-Nab pour « Un Bal à l’hôtel de ville » (1879). Paul de Livron lui a ici ajouté une phrase de coda.

Air de « Buvons à tire-larigot » ou « Mon père était pot », dans « L’Ancienne Chanson populaire en France (XVIe et XVIIe siècles) » de Weckerlin

La deuxième partie combine une chanson bien connue en Limousin, « Un jorn dins l’estolha », au rythme de marche, avec une première phrase, inconnue de moi, qui se rattache plutôt aux bourrées à deux temps.

La troisième partie reprend la mélodie de « L’Urosa Jardinieira », chanson du poète limougeaud François Richard (1733-1814). Lui-même donne le titre du timbre « Ah ! Vous n’en venei. », c’est-à-dire « Ah ! Vous en venez » (il donnait systématiquement les timbres français en version limousine). Une sorte de ritournelle, que je n’ai pas pu identifier mais de caractère différent, est ajoutée à la fin.

Mélodie de « L’Urosa Jardinieira », transcrite par François Sarre et publiée par J. Lagueny à Limoges (1927).

La quatrième partie du quadrille me paraît composée de deux airs différents, que je n’ai pas encore pu identifier. Le premier me semble avoir plutôt le caractère d’un air de chanson, et le second d’un air de danse (contredanse).

Enfin, la cinquième partie combine des phrases de bourrées à deux temps, dont l’une que l’on retrouve dans les recueils auvergnats du XIXe (voir mes articles « Bourrées des champs – Bourrées des villes »). Le compositeur y a aussi intercalé « Un jorn dins l’estolha », air déjà utilisé dans la deuxième partie.

Je donne ici tout d’abord une transcription du quadrille tel que noté par Pierre Morange, puis avec quelques propositions pour séparer ce qui me paraît relever de mélodies différentes, en introduisant parfois des reprises de phrases, et en combinant deux phrases isolées de bourrées à deux temps (issues de la 2e et 5e parties) pour en faire une mélodie complète.

On retrouve quelques-uns de ces airs (« Un jorn dins l’estolha », et des phrases de bourrées à deux temps), dans une autre œuvre : il s’agit de « Vieux airs limousins », fantaisie pour orchestre de Simon Gabriel Rouchaud (1858-1928), signalé en 1889 comme chef de musique au 78è régiment d’infanterie à Limoges. Natif de cette ville, il finit sa carrière à Paris. Paul de Livron réalisa en 1892 la réduction pour piano de cette pièce, éditée à Limoges par Lagueny, comme le quadrille « Le Clafouti » le sera un an plus tard.

Couverture de la réduction pour piano de la Fantaisie de Gabriel Rouchaud.

Le site Gallica de la Bibliothèque Nationale nous permet d’entendre un enregistrement de cette œuvre, interprètée en 1931 par l’orchestre de Godefroy Andolfi.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1081833t/f1.media

Cette œuvre a été jouée à Paris, comme signalé à deux reprises dans la revue régionaliste Lemouzi de l’année 1909 :

Extrait de la revue Lemouzi (1909)
Extrait de la revue Lemouzi (1909)

On voit que la forme de pot-pourri d’airs populaires régionaux, arrangés pour piano ou orchestre, a été souvent utilisée par des musiciens régionaux : j’en ai décrit plusieurs pour l’Auvergne (article « Bourrées des champs ou bourrées des villes »), on peut citer aussi, pour le Limousin, la Marche Limousine (1897) de Louis Billaut, et du même, la Rapsodie Limousine (1903), également publiées à Limoges chez Lagueny.

On peut écouter un écho plus récent de ce genre sur le site Archive.org, ici :

https://archive.org/details/bf_20211030

Dans cet album mis en ligne « Feu d’Artifice – Batterie-Fanfare de l’Air de Paris – Gilbert Laverdure », la 4ème pièce est une « Rapsodie limousine », créditée à Pierre Bigot. Il s’agit d’une adaptation pour batterie-fanfare du célèbre « Lo cuer de ma mia » : les sonorités non tempérées des cuivres naturels (clairons, trompettes et cors sans pistons) de cette formation conviennent très bien aux mélodies traditionnelles. Voici la pièce en question :


3 – Quelques autres airs de danse

Deux scottisches manuscrites du recueil de Pierre Morange.

Les fiches de Pierre Morange contiennent d’autres airs de danse : j’en ai trancrit quelques-uns dont les mélodies me paraissaient plus propres à être reprises par un instrument soliste, hors effets d’orchestre. Je vous propose ainsi, pour le violon ou autres instruments, deux schottisches, une valse et un air non spécifié, « …, tu ne l’embrasseras pas » (peut-être une marche ou un air de quadrille). Ces mélodies sont bien représentatives du style des airs de danse de cette fin du XIXe siècle, dont on trouve des échos chez les musiciens populaires collectés dans les régions françaises.