Partitions des airs auvergnats et bourrées (Clé du Caveau)
J’ai déjà présenté ce recueil dans un article précédent (https://crmtl.fr/ressources/jean-marc-delaunay/repertoire/airs-limousins-dans-la-cle-du-caveau/), je fais quand même un bref rappel ici : ce gros livre a été réalisé par Pierre Capelle, qui en a publié quatre éditions successivement enrichies, en 1811, 1816, 1830, et 1847 ou 1848 ; suivront trois autres éditions posthumes, elles aussi réactualisées et enrichies. Il s’agit d’un outil pratique à destination des poètes chansonniers et chanteurs interprètes. Capelle y rassemble plusieurs centaines d’airs de toutes provenances (2350 dans la quatrième édition), avec des tables et renvois permettant à un écrivain chansonnier de trouver des mélodies appropriées pour une coupe littéraire donnée (nombre de vers dans le couplet, nombre de pieds dans les vers, structure des rimes). Il donne ainsi un aperçu des mélodies circulant dans le milieu chansonnier de la première moitié du XIXe siècle, avec des renseignements sur leur origine et leur compositeur quand c’est possible : airs d’opéras-comiques, mélodies de danses, vaudevilles du XVIIIe siècle, etc.
Dans ce copieux répertoire, quelques titres font référence à une origine ou une connotation régionale (« air auvergnat », « air languedocien », etc ; voir l’article plus ancien cité plus haut, où j’examine les « airs limousins »). En examinant la provenance de ces airs, on s’aperçoit que ces dénominations sont parfois simplement liées à l’utilisation de la mélodie en question, avec des paroles refaites pour la circonstance, dans une pièce de théâtre évoquant un milieu régional ou paysan. D’autres mélodies sont nommées en tant que danses : ronde, contredanse, allemande, valse, etc, parmi lesquelles plusieurs bourrées. Comme dans les manuscrits vus précédemment, des bourrées sont associées à des provinces ou des villes autres que dans les représentations régionales établies aujourd’hui : Lyon, Bordeaux, Saintonge, Provence. Autre remarque : sauf la ronde du « Rival confident », présente dès la première édition, les autres airs n’apparaissent qu’à partir de la seconde édition de 1816, sauf la Bourrée de la Noce au Mont Saint-Bernard (pièce de 1828) et « La Dot d’Auvergne», écrite en 1840, ces deux dernières étant présentes à partir de la quatrième édition.
Voici donc les renseignements que j’ai pu recueillir sur ces différents airs.
1) « La Dot d’Auvergne » (N°2269)
C’est une chanson d’auteur datée de 1840, que l’on peut trouver dans « Chansons nationales et populaires de France » par Dumersan et Noël Ségur (Tome 1, 1866, p. 274). La musique est de Loïsa Puget (compositrice de romances), et n’a rien d’auvergnat. En revanche, les paroles dues à son mari Georges Lemoine ont un air familier : elles sont visiblement inspirées de la célèbre bourrée auvergnate « N’ai mas cinc sòus ». Les paroles de cette bourrée ont déjà été publiées en 1826 dans « Résumé de l’histoire d’Auvergne par un auvergnat » (Ed. Lecointe et Durey). Lemoine en livre un délayage un peu moralisant que voici :
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2) « Vaudeville des Auvergnats », (N°1042)
Cet air semble une version, assez modifiée, de l’air donné en 1780 comme « Danse des Auvergnats » par Laborde (voir plus haut chapitre I). Il paraît beaucoup plus ancien que les autres, et rappelle fortement d’autres timbres du tout début du XVIIIe siècle. Ce style musical (mode mineur, rythme fondé sur l’anapeste) se retrouve dans nombre de mélodies de Noëls, de chansons à danser anciennes et de chansons traditionnelles.
Comme beaucoup d’airs de la Clé du Caveau, cet air a été utilisé plusieurs fois au théâtre, notamment par le chansonnier et vaudevilliste Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers (1772-1827), qui fut lui-même membre de la Société du Caveau Moderne (voir ci-dessous le livret pdf, avec les paroles de cet air dans plusieurs pièces). La première mention que j’ai trouvée est en 1810, dans « Il arrive ! Il arrive ! ou Dumollet dans sa famille », avec déjà la mention d’« air auvergnat ». Il est ensuite utilisé comme vaudeville final (c’est-à-dire chanson à la fin de la pièce, où les principaux personnages reviennent chanter chacun un couplet), précédé d’une bourrée dansée non spécifiée, dans la pièce « Les Auvergnats ou l’eau et le vin » en 1812, ce qui explique son titre dans la Clé du Caveau. Dans ces pièces de Désaugiers, ce chant semble associé à des moments de danse (voir les didascalies), et est nommé comme ronde.
La Clé du Caveau donne pour cet air un début de paroles patoises : « Payrol rout, madémigella » (« chaudron troué, mademoiselle »). Ces paroles nous renvoient à une véritable chanson traditionnelle occitane, qui a été collectée plusieurs fois dans les régions du sud-ouest (voir le livret pdf ci-dessous). Elle met en scène un rétameur ou un chaudronnier ambulant, souvent identifié comme auvergnat. Quand nous avons des notations musicales, les mélodies sont différentes les unes des autres, mais présentent néanmoins des ressemblances de construction. On retrouve à chaque fois dans la phrase centrale la répétition d’un court motif, qui correspond à un refrain énumératif dans la chanson. A partir des textes traditionnels dont nous disposons, il serait tout à fait possible de replacer des paroles sur notre air ancien.
Documents pdf à télécharger
- « Vaudeville des Auvergnats » dans les pièces de Désaugiers
- « Payrol rout » (versions traditionnelles)
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« La Gaité d’Auvergne » (N°711)
Cet air, nommé ainsi dans la quatrième édition, est en fait la ronde du « Rival confident », comédie mise en musique en 1788 par le compositeur d’origine belge André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813). Les paroles d’origine identifiant le timbre sont celles du refrain : « Un rigaudon, zig, zag, dondon ».
A cette époque, les opéras-comiques et autres comédies en vaudevilles sont émaillées de danses, rondes ou contredanses, parfois aussi des bourrées, surtout dans les scènes situées en milieu populaire. Cette ronde a eu du succès, et une comédie de 1798, « Le chaudronnier de Saint-Flour », la reprend avec bien sûr de nouvelles paroles que voici, qui sont responsables de la nouvelle connotation auvergnate qu’aura cette mélodie, sans rapport avec la bourrée :
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4) La « Bourrée auvergnate » (N°1050)
C’est l’air bien connu que nous avons déjà rencontré, « L’Auvergnate » du recueil Gergoux, que Bouillet publiera par la suite dans l’Album Auvergnat, en donnant des paroles emblématiques : « Viva leus Auvergnats ! ». Dans la table du Caveau donnant les sources du répertoire, on trouve cette mention intéressante, et peut-être révélatrice : « air auvergnat, dont on a fait une bourrée ». Cet air apparaissant dès l’édition de 1816, il s’agit à ma connaissance de la mention la plus ancienne d’un air à trois temps associé au nom de « bourrée ».
Comme souvent dans la Clé du Caveau, les paroles données « Partons vite et tôt – Gagnons la prairie (…)» ne sont pas d’origine, mais sont extraites d’une pièce de théâtre de l’actualité qui utilise ce timbre, en l’occurence « La laitière suisse ou l’aveugle de Clarens », pièce de Sewran, Dumersan et Merle, représentée en 1815. On voit que la connotation pastorale et « montagnarde » de cet air lui permet de glisser du Massif Central aux Alpes sans que cela choque le public parisien de l’époque !
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5) Les « Bourrées saintongeoises » (N°921, 42 et 167)
Deux des trois airs ainsi désignés apparaissent dans des pièces de théâtre à sujet paysan de De Piis et Barré, représentées à la Foire Saint-Germain : « Les vendangeurs, ou les deux baillis » (1780) et « La matinée et la veillée villageoise ou le sabot perdu« (1781). Il est à remarquer que c’est ce même De Piis, auteur et chansonnier prolifique, qui a publié les « airs limousins » que nous avons présenté dans un précédent article.
Les deux bourrées en question sont des airs à deux temps, très simples mélodiquement, dont le caractère populaire est tout à fait crédible. L’une est donnée avec les paroles de la pièce « Ça! Not’minagère », sans indication des paroles traditionnelles.
En revanche le titre du timbre de l’autre, « As-tu vu la lune Jean », nous aiguille vers une chanson traditionnelle. J’en ai trouvé ces versions : « As-tu vu la lune mon gars / As-tu vu la lune / Si tu ne l’as pas vue la voilà » et « As-tu vu la lune mon gars. Entre Charsonville et Binas. As-tu vu la lune. J’en ai vu plus d’une mon gars. Entre Charsonville et Binas. J’en ai vu plus d’une ». Au vu de la coupe de notre mélodie, on peut tenter une reconstitution plausible de son couplet, qui pourrait donc ressembler à ceci :
As-tu vu la lune Jean, As-tu vu la lune J'en ai vu plus d'une mon gars J'en ai vu plus d'une
La troisième bourrée saintongeoise, « Exprès pour vous j’ons pris cette fauvette » (paroles théâtrales), est presque identique à celle du recueil Gergoux. Elle est écrite dans une mesure à 6-8, sur un rythme pointé (rythme dit « de sicilienne », courant dans les répertoires anciens), ce qui est curieux pour un air de bourrée et peut être un sujet de recherches futures (j’en ai déjà cité d’autres exemples).
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6) La « Bourrée Lyonnaise » (N°1108)
« Allons au Broteau, Mon camarade * Allons au Broteau, Il y fait beau. Nous y mangerons Une salade ** Nous y danserons Les rigaudons. » * variante dans la version traditionnelle : « Ma mia Jeanne » ** variante : « de la salade »
Il s’agit d’un air très populaire à Lyon depuis cette époque. Ses paroles évoquent un quartier de la ville (aujourd’hui Les Brotteaux), à l’époque lieu très fréquenté de divertissements populaires :
« Des traiteurs, des guinguettes et des jeux de boules, c’est à peu près ce qu’on trouvait aux Broteaux on n’y allait, d’ailleurs, pas chercher autre chose. Il y avait, chaque dimanche, fête en permanence et le promeneur n’avait que l’embarras du choix. »
Auguste Bleton, « A travers Lyon » 1887)
Nous avons déjà rencontré l’air : c’est celui de la « Bourrée d’Auvergne » du manuscrit Gergoux, et d’une bourrée sans titre du manuscrit « Clermont 1 » (N°9). On peut supposer, sans certitude, que ces versions auvergnates sans titre puissent être antérieures à la vogue de ces paroles lyonnaises.
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7) La « Bourrée de la Noce au Mont Saint-Bernard » (N°1391)
« Une Noce au Mont Saint-Bernard » est une pièce de 1828, de Dumersan et Brazier. Cet air est intéressant car il s’agit de la version la plus ancienne connue de la célèbre bourrée « Para lo lop », il s’agit donc d’un des tous premiers airs à trois temps de notre documentation portant le nom de bourrées. Cette version, en mineur, est associée à une autre mélodie en majeur, à la façon de beaucoup de danses de l’époque (en particulier menuets et valses), où un air en deux parties est joué au début et à la fin de l’interprétation, encadrant une deuxième mélodie (elle aussi en deux phrases) qui est appelée le « trio ». Les passages en croches sont écrits en valeurs pointées, ce qui ne correspond pas aux interprétations habituelles des bourrées à trois temps (nous en verrons d’autres exemples dans le recueil Hainl, voir plus bas). La pièce de théâtre qui l’a employée présente la particularité de voir danser la bourrée par des paysans alpins, les imaginaires exotiques montagnards se confondant un peu, vus de Paris.
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8) La « Bourrée bordelaise » (N°1497)
J’ai déjà donné les renseignements sur cet air dans le chapitre III : la version du Caveau est quasiment identique à celle du manuscrit Gergoux. On apprend ici que c’est une « vieille chanson dont on a fait une bourrée, que l’on a employée dans « Les amours de l’été » » (pièce de Piis-Barré, 1781), et dont le titre d’origine est « Une jeune fillette ». Il s’agit bien de la chanson du compositeur Antoine Albanese.
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9) La « Bourrée provençale » ou « Air d’un Tambourin de Rameau » (N°392)
La « Bourrée provençale » ou « Air d’un Tambourin de Rameau », comporte les paroles « Vive un tambourin qui nous réveille » (de « Honorine ou la femme difficile à vivre », pièce de 1797), ou « Monsieur le curé ma femme est morte ». Cet air est présent un peu antérieurement dans le manuscrit « Clermont 1 » vu plus haut (Bourrée N°29).
Je n’ai pas entrepris pour le moment de vérifier en recherchant ce tambourin parmi tous ceux qu’a composé Jean-Philippe Rameau, pour lequel il faudrait compulser les centaines de pages de chaque partition d’opéra ou de ballet. Il faut noter quand même qu’il a été reproché à l’auteur de « La clé du Caveau » des erreurs dans les sources qu’il donne, et aussi que le style de cette mélodie n’est pas représentatif de celui des tambourins.
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10) « Viendras-tu pas, toi que mon cœur adore » (N°620)
Dès la première édition (1811), on trouve cet air « Viendras-tu pas, toi que mon cœur adore ». La quatrième édition, qui donne des indications (d’ailleurs parfois erronées) sur la provenance des airs, précise « ancien air créole utilisé dans « Les Habitants des Landes ». En fait, cette pièce de 1811 fait bien chanter cette mélodie à une domestique antillaise, mais rien dans la présentation du timbre ne semble en accréditer une origine créole. En revanche, l’Album Auvergnat cite la chanson complète « Viendras-tu pas… », et sur le même air, en tant que « Romance composée par M. de Clermont-Tonnerre, sur un air de montagnarde du Puy-de-Dôme », que nous avons déjà mentionnée, vraisemblablement publiée originellement en 1786.
Partition et audio : voir Chapitre 2 – Autour de 1800 : de la Montagnarde à la romance, ou quand des aristocrates diffusent les airs auvergnats.
11) « Air saintongeois »
La Clé du Caveau précise : « sur lequel M. de Châteaubriand a fait sa jolie romance : Combien j’ai douce souvenance ». J’ai étudié cet air en détail, avec ses variantes, au chapitre II.
Partition et audio : voir Chapitre 2 – Autour de 1800 : de la Montagnarde à la romance, ou quand des aristocrates diffusent les airs auvergnats.