Cahier de chansons du pays de Tulle – Léon Peyrat

Entretien avec Jean-Marc Delaunay

Jean-Marc DELAUNAY, chercheur et enseignant de musiques traditionnelles, vient de rédiger le recueil de partitions « Cahier de chansons du Pays de Tulle » sur le répertoir de Léon Peyrat célèbre chanteur et violoneux corrézien. C’est l’occasion pour les NMCL de s’entretenir avec lui sur son travail et sur les enjeux de l’écriture de l’oralité.

Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées dans la transcription d’une œuvre de tradition orale comme celle de Léon Peyrat?
J.-M. D. : La première difficulté (et en même temps une grande stimulation) a été la richesse du répertoire collecté : plus de 120 chansons différentes, éparpillées sur 12 ou 15 heures d’enregistrements, parmi une quantité encore plus grande d’airs joués au violon. Pour avoir une vue exhaustive des chansons enregistrées et ne pas se perdre dans la masse du répertoire, il fallait se donner une méthode et être un peu systématique. J’ai donc dû repérer, extraire, rassembler, répertorier, classer puis transcrire tous les chants, même ceux très courts voire fragmentaires (Une bonne partie des documents m’étant parvenus sur cassettes audio, le temps de travail de repérage n’était pas négligeable). J’ai voulu bien cerner l’ensemble du répertoire, même si ce recueil était limité à l’édition de 50 chansons, afin de faire un choix éclairé.
L’écoute et la transcription exhaustives faisaient apparaître une autre richesse, qui rendait le travail moins simple mais encore plus intéressant : dès qu’on pouvait comparer plusieurs interprétations d’une même chanson, on constatait un foisonnement de variantes dans les paroles et la musique. La question se posait donc du choix à faire entre toutes ces variantes, pour proposer une version principale dans un ouvrage qui est destiné au grand public, avec un objectif pratique. Pour chaque chanson, j’ai essayé de donner la ligne mélodique qui me paraissait la plus fréquente, mais s’en tenir là aurait été une trahison et un grand appauvrissement par rapport à la pratique qu’avait Léon Peyrat. J’ai finalement donné le maximum de variantes : la difficulté suivante était donc de trouver comment rester lisible, sans surcharger des pages d’un format relativement petit.
Certains types de variations sont tellement fréquents qu’ils constituent des éléments de style et peuvent être généralisés à toute une partie du répertoire (ainsi les nuances modales, le rythme libre, les mesures ou temps de respirations ajoutés en fin de phrase, etc.). J’ai donc utilisé des conventions personnelles de notation, expliquées dans les textes d’introduction, et qui à
mon avis permettent à un lecteur averti de retrouver des espaces de liberté dans l’usage de ces transcriptions.
Il n’était pas toujours facile de mettre en page les variantes propres à chaque chanson. Nous avons essayé de trouver un compromis, en sauvegardant à la fois la richesse de l’information et la lisibilité de la proposition principale « prête-à-chanter ».
Une autre difficulté était de savoir où s’arrêter dans la précision de la transcription : chaque réécoute apporte de petites corrections, à l’infini, et il est parfois impossible de choisir définitivement entre deux notations d’un passage. On bute aussi sur les limites de la notation solfégique courante : avec le demi-ton comme plus petit intervalle possible, on ne peut pas rendre les nuances subtiles d’intonation qui font tout le climat de certaines mélodies. Il faut bien choisir une approximation, qui suggérera le moins mal possible ces nuances.
Dans certains enregistrements tardifs, l’âge et l’état de santé de Léon Peyrat rendent sa voix moins assurée, et l’intonation exacte devient parfois difficile à saisir. On discerne moins bien ce qui relève du système de variation habituel au chanteur, et ce qui est imprécision ou hésitation. Dans d’autres enregistrements, la qualité sonore très mauvaise (bruits de fond importants, instruments ou conversations simultanées au chant) gêne la compréhension des paroles. Il a donc parfois fallu de nombreuses réécoutes, voire la comparaison avec des versions voisines figurant dans des recueils écrits, pour arriver à éclairer certains passages.

Peut-on parler de tradition orale à notre époque et dans nos sociétés?
J.-M. D. : Il faudrait définir cette expression plus précisément : s’il existe quelque part un phénomène méritant vraiment ce nom, sans doute concerne-t’il de tout autres milieux et genres musicaux que les gens qui aujourd’hui interprètent des répertoires issus de l’ancienne tradition populaire. Il serait très naïf de croire qu’il suffit d’apprendre une chanson de Léon Peyrat dans un livre ou un disque pour s’inscrire dans une tradition orale. Une transcription ne peut rien apporter à une vraie tradition orale, qui l’ignore par nature.
En revanche, nous pouvons être fortement touchés par les manifestations de l’ancienne culture traditionnelle, et y sentir quelque chose d’utile pour aujourd’hui. Une pratique musicale actuelle peut, sans se limiter à la simple récupération de répertoires traditionnels, se nourrir en en découvrant des aspects plus profonds : les ressorts de l’interprétation des anciens chanteurs et musiciens, le rapport qu’ils avaient avec leur répertoire, les moments, lieux et fonctions du chant et de la musique dans leur vie et leur milieu social. Certains de ces aspects gardent une grande actualité, et constituent une alternative salutaire aux modèles culturels dominants, ainsi que des passerelles avec d’autres cultures du monde.
La transcription par elle-même n’apporte rien dans ce domaine, car elle ne porte pas l’essentiel. Elle fournit seulement un matériau mélodique, qui ne peut être utilisé valablement que par ceux qui possèdent déjà les codes stylistiques. Les autres ne feront qu’interpréter ces mélodies à leur façon habituelle (ce qui est bien aussi, mais ne leur apporte rien de profondément nouveau).
Il faut donc au moins accompagner la transcription d’explications qui bousculent éventuellement les idées reçues, et ouvrent à ce que la tradition porte en elle de nouveau, de déroutant et de riche (c’est ce que j’ai essayé de faire sur quelques petits points). Pour que ce soit vraiment utile, il faudrait que ces explications puissent changer la façon des gens de pratiquer la musique ou le chant. Le mieux est sans doute d’utiliser la transcription parmi d’autres outils complémentaires : documents sonores, vidéo, écrits, rencontres, etc.
Une fois qu’on a engagé ce travail fondamental de remise en question sur la place de la musique et l’interprétation, alors une publication de transcriptions est toujours utile, en donnant accès au public à des répertoires encore inédits.

Vous avez cherché à replacer les chansons du répertoire de Léon Peyrat parmi celles référencées dans les différents catalogues de chansons. Quels enseignements tirez-vous à propos de l’originalité ou non de ce répertoire ?
J.-M. D. : Il faut d’abord savoir que le fond sur lequel j’ai travaillé ne représente qu’une partie de ce qu’a pu chanter Léon Peyrat. Olivier Durif m’a parlé de certaines chansons qu’il n’a pu enregistrer, notamment des chansons de circonstance crées par Peyrat lui-même, qui était chansonnier.
Dans le répertoire enregistré, la forte proportion de chansons en français peut paraître étonnante : les petits couplets de bourrées et autres danses forment le plus grand nombre des chants en occitan. On a parfois remarqué que le fait d’avoir des interlocuteurs non occitanophones pouvait influer sur certains chanteurs, qui tendaient à privilégier la partie de leur répertoire en français, susceptible d’être comprise et mieux reçue. Etait-ce le cas pour Léon Peyrat? Personnellement je ne peut rien en dire, sinon relever que les recueils corréziens de Célor et Chèze-Branchet-Plantadis (fin XIXe-début XXe siècle), collectés par des pratiquants et militants de la langue régionale, comprennent eux aussi beaucoup de chants en français.
Quoi qu’il en soit, le répertoire qui nous parvient est très intéressant. Les textes français se rattachent au fond général traditionnel francophone, bien étudié et catalogué par Patrice Coirault, et on peut en retrouver des variantes à travers la France. Nous de disposons pas de vue générale similaire pour les textes occitans. Certains des couplets de bourrées chantés par Peyrat sont connus dans tout le Massif central, mais je ne connais beaucoup d’autres que par des versions corréziennes, voire uniquement par celle de Peyrat.
En ce qui concerne les mélodies, nous n’avons pas les moyens de faire une comparaison systématique avec les innombrables versions des mêmes chansons recueillies et (éventuellement) publiées partout en France. En comparant avec d’autres collectages corréziens de chants, ainsi qu’avec les deux recueils écrits cités plus hauts (où on retrouve beaucoup de chansons chantées par Peyrat), on peut au moins constater que les mélodies (comme d’ailleurs les textes), même visiblement apparentées, ne sont jamais semblables à celles de Peyrat.
Pour résumer, il me semble que ce répertoire s’inscrit bien dans le paysage général du chant traditionnel en France : un riche fond ancien avec des chansons narratives, souvent en français (départs et retours de soldats, péripéties amoureuses, chansons satiriques,…), un répertoire plus local en langue régionale (couplets à danser, ainsi que quelques productions chansonnières plus récentes), le tout dans des versions toujours personnalisées, en particulier dans les mélodies.

Quelles sont vos attentes par rapport à l’utilisation de ce livret ? D’autres projets ?
J.-M. D. : Je souhaite bien sur qu’un maximum de personnes apprécient la beauté de ces chansons, et aient envie de les chanter, quel que soit leur style personnel. En particulier, je souhaite que cela aide à redonner une grande place au chant chez les personnes intéressées par les musiques traditionnelles régionales. On a eu en effet tendance à mettre plutôt en valeur les traditions instrumentales, au détriment du chant (et de la danse), qui constitue pourtant le socle fondamental de ces musiques.
Je serais très heureux que les textes d’introduction puissent susciter la curiosité du public, et l’éclairer un peu sur des aspects peu connus du chant populaire ancien : au-delà du répertoire, la façon qu’a le chanteur traditionnel de l’interpréter et de jouer avec.
Les projets que je peux formuler actuellement s’inscrivent dans cette idée générale : on fondera une pratique actuelle intéressante de ces musiques en allant y voir de plus près. Il ne s’agit pas de se contenter de reprendre du répertoire en le traitant façon jazz, rock, variété ou classique. Il me semble qu’il sera plus fructueux de chercher d’après les sources à comprendre les mécanismes intimes de ces musiques, leur histoire, leurs contextes particuliers, etc., afin d’y voir ce qu’il serait utile de transposer et développer aujourd’hui (ce sujet mériterait beaucoup d’explication mais je m’arrête ici).
Ce livret de chansons devrait être le premier d’une collection du CRMTL, où seraient édités les répertoires d’autres chanteurs limousins : des trésors dorment sur les bandes de collectages réalisées dans la région. D’autre part, la réalisation il y a quelques années du cahier « Les violons de l’Artense » m’a donné envie de réitérer cette formule textes documentaires + partitions + CD d’interprétation, pour vulgariser du répertoire issu de sources peu accessibles ou méconnues, ou regrouper des airs d’une région particulière. Par exemple je souhaite un jour publier des airs anciens (airs de chansons et de danses du XVIIIe siècle en particulier) choisis pour être joués sur nos instruments.
D’autres projets à long terme visent à étudier à grande échelle les répertoires traditionnels du Limousin (modes, rythmes, systèmes de variations,…) pour réaliser des propositions que nous pourrions développer dans la pratique actuelle (par exemple des pistes d’improvisation modale)
Un autre projet, plus immédiat celui-ci, concerne les cours que je donne dans plusieurs associations de musique traditionnelles, en particulier au CRMTL (Seilhac et Saint-Pantaléon-de-Larche). Il s’agit, en basant la pédagogie sur une pratique collective, d’expérimenter de nouvelles formules instrumentales, en diversifiant les rôles. Nous allons notamment tester différents instruments d’accompagnement basés sur les bourdons. Les projets ne manquent pas, c’est plutôt le temps pour les faire avancer qui manque !

Propos recueillis par Dominique Meunier (CRMTL) pour les Nouvelles Musicales, n° 76, octobre-décembre 2003.

Ce livret est cofinancé par le Centre Régional des Musiques Traditionnelles en Limousin, la Communauté Européenne dans le cadre du programme LEADER+ « Pays de TULLE » et par l’ADIAM de la Corrèze. Le CRMT en Limousin bénéficie du financement du [Conseil Régional du Limousin->www.cr-limousin.fr], du Ministère de la Culture – DRAC du Limousin – ainsi que du Conseil Général de la Corrèze. Livret en vente au CRMTL (05 55 27 93 48).


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