Les observations de Legrand d’Aussy
Pierre Jean-Baptiste Legrand d’Aussy (1737-1800), fut un historien et homme de lettres, auteur notamment de plusieurs volumes de traductions de fabliaux et contes médiévaux. On lui doit aussi le récit d’un voyage en Auvergne, publié en 1788, puis en 1793 dans une nouvelle rédaction. Malgré son regard très condescendant sur les Auvergnats, quelques passages concernant la danse nous fournissent des observations intéressantes, contemporaines des manuscrits musicaux présentés dans ce chapitre : Legrand observe la pratique prépondérante de la danse à la voix chez les montagnards. Il confirme la dichotomie montagnarde / bourrée, la seconde étant la danse de la Limagne et de Clermont-Ferrand. Enfin, il fait un rapprochement entre la bourrée d’Auvergne et l’allemande (même s’il insiste sur leurs différences), ce qui corrobore ce que nous avons pu observer dans les mélodies.
Extraits du « Voyage d’Auvergne » (1788)
Page 287
(à propos des veillées d’hiver chez les montagnards de Basse-Auvergne, dans les maisons-étables)
« (…) mais la plupart des soirées sont employées à danser. L’homme de la troupe qui est réputé le meilleur Musicien, se tient de bout, & chante ; celles des femmes qui ne dansent point, l’accompagnent de leurs voix aigües ; & tout le reste, hurlant de joie, saute & gambade lourdement ; tandis que les bœufs ruminent au bruit cadencé des sabots. Un poële entretenu à grands frais ne donnerait pas la chaleur que procure dans l’étable cette multitude d’hommes & d’animaux entassés. L’air y devient étouffant ; & l’on ne conçoit pas comment ces montagnards peuvent y vivre .»
Page 300-301
(à propos des montagnards de Basse-Auvergne, puis des habitants de la plaine)
« Le plaisir de boire étant pour eux le premier de tous, ils se le sont réservé exclusivement, & leurs femmes n’y sont point admises. Celles-ci n’en ont qu’un seul auquel elles puissent participer ; c’est la danse : encore est-il des Curés assez barbares pour interdire dans leurs Paroisses ce divertissement, le plus innocent de tous, & le seul, que connaisse un sexe condamné, pour la vie, à la misère & à la peine.
Les Clermontois & les habitans de la Limagne ont une danse monotone & insipide, qui est propre à leur pays ; & qu’ils ont nommée Bourrée d’Auvergne . C’est une sorte d’Allemande ; mais dépouillée des passes si multipliées de celles-ci, & sur-tout de toutes ses attitudes si voluptueuses ; & trop voluptueuses peut-être. La bourrée des Paysans de la montagne, s’appelle la montagnarde. Ils ont aussi quelques contredanses. Je les ai vus danser en différens endroits ; & quoique les énormes sabots des danseurs ; quoique leurs larges culottes, leurs gros bas-guétres, leur chapeau rond, & tout leur costume enfin fut fait dans ce moment pour donner à rire, j’avoue cependant que j’ai été frappé, malgré moi, de la cadence avec laquelle tombaient ces masses pesantes. Tous les sabots tombaient ensemble ; & l’on n’entendait qu’un coup. Le Régiment le mieux exercé ne mettrait pas plus de précision dans ses manœuvres. »
Extraits du « Voyage fait, en 1787 et 1788, dans la ci-devant Haute et Basse Auvergne, aujourd’hui départemens du Puy-de-Dôme, du Cantal et partie de celui de la Haute-Loire » (1793)
Page 346 :
« Après le plaisir de boire, le plus grand qu’il connaisse est celui de danser. Mais son caractère apathique n’étant point fait pour trouver de l’amusement dans une danse grave et gracieuse, il lui en a fallu une qui par sa vivacité, fut propre à le secouer. Or telle est celle qu’il a inventée, et qui porte le nom de bourrée d’Auvergne . C’est une sorte d’allemande, qui avec beaucoup de mouvement, est néanmoins monotone et insipide, et qui, mal dessinée, parce qu’il est né sans grâces et qu’il n’a pu lui donner un agrément dont il manque lui-même, n’a ni les passes si multipliées de l’allemande véritable, ni ses figures si variées, ni ses tableaux si agréables, ni enfin ses attitudes si voluptueuses, et trop voluptueuses peut-être ». (…)
« L’habitant des campagnes, comme l’habitant des villes, a ses danses aussi, et particulièrement sa bourrée. Mais la sienne, plus grossière encore et plus agreste, s’appelle la montagnarde. Ordinairement il ne danse qu’au chant et au son de la voix, excepté dans certains mariages opulens et autres fêtes d’éclat, où l’on fait venir une cornemuse ; instrument qui dans le pays porte le nom de chèvre, parce qu’il est fait avec la peau de cet animal. »
A propos de l’Allemande
L’allemande dont il est question ici est la contredanse allemande, genre qui, malgré son nom, a été illustré par de nombreux maîtres à danser et musiciens français à partir du milieu des années 1760. Partageant les caractéristiques de la contredanse française (plan carré de quatre couples de danseurs, enchaînements de nombreuses figures et d’un refrain), elle s’en distingue par l’introduction de passes de bras (telles qu’on les connaît dans le rock par exemple). Ces passes de bras, très variées, semblent au départ très caractéristiques des danses germaniques.
D’autres danses historiques partagent le nom d’ « allemandes » : celle des XVIe-XVIIe siècles, l ‘allemande « baroque », est devenue sous une forme instrumentale stylisée, le premier mouvement de la « suite à la française ». Plus tard, la « Deutscher Tanz », illustrée par de grands noms comme Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert, est une danse à trois temps d’origine populaire, qui est vraisemblablement à l’origine de la valse. En France à la fin du XVIIIe siècle, on appelle « allemande », ou « boiteuse » des danses à trois temps à tempo vif, avec semble-t-il des figures de contredanses, et toujours les passes de bras.
Les allemandes à deux et trois temps sont présentes dans les bals français jusqu’au début du XIXe siècle. En 1806, Jean-Étienne Despréaux évoque conjointement les deux sortes d’allemandes de son époque, dans « Mes passe temps: chansons suivies de l’Art de la danse »
Simon Guillaume est l’auteur de deux almanachs, pour les années 1769 et 1770, dans lesquels il explique, gravures à l’appui, comment danser l’allemande. Dans un paragraphe sur les pas utilisés, il dit que l’allemande « ordinaire », à 2-4, utilise le plus souvent « une sorte de pas de bourrée-jeté » (pas de danse appartenant au répertoire de la danse savante et des salons).
Sur la vidéo suivante, on peut voir le groupe de danse ancienne « Révérences », de Lyon, montrer en spectacle ses reconstitutions de passes d’allemande, d’après le traité du maître à danser Dubois.
Le même groupe interprète une allemande à trois temps « L’allemande des trois ordres », malheureusement sans donner de références. On peut noter que les phrases musicales jouées à la vielle évoquent fortement des mélodies de bourrées à trois temps.
Lire le Chapitre 4 – Les bourrées et autres airs auvergnats de « La clé du caveau »