Dans cette partie, nous mous intéresserons à des échelles particulières, rencontrées fréquemment chez les violoneux des anciennes générations, mais aussi chez les chanteurs et chez d’autres instrumentistes (flûtes ou cornemuses notamment). Ces échelles ont en commun de ne pas pouvoir être jouées sur des instruments « conventionnels » accordés sur la gamme du tempérament égal, à moins de les dénaturer complètement.
En fait, on pourrait considérer que la plus grande partie de la musique populaire ancienne entre dans cette catégorie, car il est vraisemblable que le tempérament égal n’ait jamais été une référence pour ces musiciens ni ces chanteurs. Il est également vraisemblable que les notations écrites solfégiques des anciens collecteurs de chansons traditionnelles, cachent la plupart du temps des interprétations réelles plus éloignées des gammes conventionnelles (comme certains collecteurs l’ont d’ailleurs souligné).
Même des modes « habituels », majeur ou mineur, sont colorés différemment quand ils sont chantés par des chanteurs populaires, avec des nuances d’intonation qui ne sont pas des déviations par rapport à une norme, mais bien un état de fait musical, bien plus ancien que la gamme conventionnelle.
Je propose ici de définir quelques-unes des couleurs rencontrées dans la musique des violoneux, histoire de baliser un peu ce chemin touffu. Je ne prétends pas épuiser le sujet, tant cette musique est sujette à des variations personnelles : de par son mode d’apprentissage et les nécessités de sa musique, chacun de ces musiciens s’était forgé un « son » à lui, dont les intervalles n’étaient qu’un des éléments constitutifs, tout à fait indissociable des timbres, ornementations, variantes mélodiques, choix d’articulation et d’accentuation, etc.
Au-delà de ces singularités, on trouve quand même des couleurs modales communes à plusieurs musiciens (et ceci d’ailleurs bien au-delà d’une région particulière). En pratiquant cette musique, j’ai donc repéré plusieurs possibilités qui me paraissent relativement fréquentes, ou que j’associe plus particulièrement à un musicien, ou à certaines mélodies chez ces musiciens. Cela ne va pas sans un minimum de simplification (en théorie), sans doute, mais je crois que cela permet d’affiner l’écoute, et de restituer de façon satisfaisante une part importante du « son » de cette musique.
Je ne donnerai pas ici de notations solfégiques, me contentant de qualifier chaque degré sur le tableau ci-joint. Je ne donnerai pas non plus d’écoute de chaque échelle mise à plat, préférant pour le moment les jouer sans les dissocier du contexte mélodique qui leur donne un sens. La plupart des modes nommés ici comprennent au moins une note « entre-deux », c’est-à-dire se plaçant vraiment entre deux notes « habituelles », par exemple un do entre do naturel et do dièse, que je nomme do « demi-dièse » (sans que cela puisse se réduire à d’éventuels « quarts de ton » tempérés). Je donne une première écriture de l’échelle en définissant les degrés en référence à une échelle majeure, puis j’en donne l’application dans la tonalité de Ré, qui est la référence pour le violon.
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Sommaire
Tablature du « violon non-tempéré »
- Notes issues du cycle des quintes juste
- Notes issues des rapports de tierces et sixtes naturelles
- Notes « entre-deux », non issues de rapports harmoniques évidents
Quelques exemples de modes définis d’après le jeu des violoneux
- Mode « Violoneux »
- Mode « de Léon Peyrat »
- Mode « chaud »
- Mode « tendu »
- Mode « troublé »
- Mode « résigné »
- Mode « Inquiet »
Tablature du « violon non-tempéré »
La plus grande partie du répertoire des violoneux, celle à la coloration la plus « traditionnelle », est construite dans un espace instrumental utilisant trois cordes :
en tonalité de Ré (la plus courante, sur les cordes aigües), on utilisera la corde de Ré à vide (en double corde accompagnant la corde de La La), et les cordes de La et Mi pour le jeu mélodique.
En tonalité de Sol, on utilisera la corde de Sol à vide, et celles de Ré et La pour la mélodie : pour transposer il suffit d’appliquer les mêmes doigtés reportés d’une corde vers le grave)
Ces cordes à vide, accordées en quintes justes, déterminent un cadre fixe qui sert de repère à toutes les autres notes, par des rapports de résonance plus ou moins proche, ou de dissonance.
La fixité de ces degrés n’est en réalité pas absolue, certains violoneux les altérant parfois légèrement. Ainsi, Joseph Perrier jouait le La aigu (3e doigt sur la corde de Mi) un peu plus haut en le vibrant, ce qui donnait à cette note un volume supplémentaire et un timbre très brillant, par un effet de frottement subtil avec la résonance par sympathie des cordes à vide de Ré et de La. De même, André Gatignol plaçait, peut-être pour la même raison, ou du fait de son doigté particulier (quatre doigt serrés là où nous mettons les trois premiers) le quatrième doigt (où nous mettons le troisième) un peu plus haut que sa place théorique (c’est-à-dire à l’octave des cordes à vide), effet assorti également d’un large vibré.
En dehors de ces cas de personnalisation expressive du son, il me semble le plus commode (et mieux compatible avec les bourdons et le jeu collectif) de considérer comme base d’analyse le cas le plus général : cette structure fixe, constituée par les cordes à vide et leurs octaves jouées avec le 3e doigt, représentant les degrés 1, 2 et 5 d’une échelle (soient Ré, Mi et La en ton de Ré).
Les autres notes peuvent occuper de nombreuses positions par rapport à ces points fixes, ce qui génèrera autant de couleurs, de nuances sonores. Le découpage par demi-tons égaux est tout à fait insuffisant pour décrire cette musique, même approximativement. Les rapports de résonance naturelle des différents degrés avec les degrés fixes génèrent des intervalles bien plus variés, qui ont d’ailleurs été nommés dans différentes théories musicales : on trouve des grands et des petits demi-tons, ainsi que des grands et petits tons (« ton majeur » et « ton mineur ») . Les violoneux (et autres musiciens et chanteurs populaires) utilisent aussi des intervalles intermédiaires, notes que j’ai appelées « demi-dièse » et « demi-bémol », qui n’ont pas d’existence dans la théorie musicale classique occidentale.
Je donne ici les intervalles me permettant de trouver d’oreille (en écoutant les doubles cordes ou les résonances par sympathie) les différentes notes de mon tableau (quand je qualifie un intervalle de « juste », il s’agit de la justesse de la résonance naturelle, que l’on peut vérifier à l’oreille par l’absence de battements dans l’intervalle joué en doubles cordes) :
1) NOTES ISSUES DU CYCLE DES QUINTES JUSTES
Les cordes sont accordées en quintes justes ou naturelles (légèrement plus grandes que la quinte du tempérament égal) ; par conséquent, un La accordé sur le diapason en 440 Hz me donnera une corde de Ré légèrement plus grave, et une corde de Mi légèrement plus aigüe que les notes du tempérament égal.
En montant en quintes justes (ou en descendant en quartes justes, ce qui revient au même), on trouve les notes suivantes :
- Le Si+ est la quarte juste du Mi (et la seconde majeure juste du La), sa quinte juste est le Fa#+ (qui est la seconde majeure juste du Mi)
- en continuant, le Do#+ est la quarte juste du Fa#+ (et la seconde majeure du Si+), et sa quinte juste est le Sol#+ (qui est la seconde majeure juste du Fa#+)
En montant en quartes justes (ou en descendant en quintes justes), on a :
- le Ré est la quarte juste du La, sa quarte juste est le Sol- (qui correspond à la corde de Sol du violon, je lui affecte un signe « moins » car contrairement au Ré, au La et au Mi qui sont des notes fixes formant la charpente modale, le Sol est un degré mobile qui connaît plusieurs positions, et dans les airs joués en Ré, la corde à vide de Sol n’intervient pas). Le Sol- est aussi à la seconde majeure juste (ou septième mineure juste) du La.
- Le Do- est la quinte inférieure juste du Sol- (et la seconde majeure juste, ou septième mineure juste, du Ré).
- Le Fa- est la quarte inférieure juste du Do- (et la seconde majeure juste, ou septième mineure juste, du Sol-).
- Le Sib- est la quarte inférieure juste du Fa- (et la seconde majeure juste, ou septième mineure juste, du Do-)
2) NOTES ISSUES DES RAPPORTS DE TIERCES ET SIXTES NATURELLES
- le Si- est la sixte majeure naturelle du Ré (et la tierce majeure naturelle du Sol-)
- le Fa#- est la sixte majeure naturelle du La (et la tierce majeure naturelle du Ré)
- le Sib+ est la sixte mineure naturelle du Ré (et la tierce mineure naturelle du Sol-)
- le Fa+ est la sixte mineure naturelle du La (et la tierce mineure naturelle du Ré)
- le Do+ est la tierce mineure naturelle du La (et la tierce majeure descendante naturelle du Mi)
- le Sol+ est la tierce mineure naturelle du Mi
- le Do#- est la tierce majeure naturelle du La (et la tierce mineure descendante naturelle du Mi)
- le Sol#- est la tierce majeure naturelle du Mi
3) NOTES « ENTRE-DEUX », NON ISSUES DE RAPPORTS HARMONIQUES ÉVIDENTS
- Le Si demi-bémol est la « tierce médiane » du Sol
- le Fa demi-dièse est la « tierce médiane » du Ré
- le Do demi-dièse est la « tierce médiane » du La
- le Sol demi-dièse est la « tierce médiane » du Mi
Quelques exemples de modes définis d’après le jeu des violoneux
1) MODE « VIOLONEUX »
Degrés : 5, 6-, 7b+, 1, 2, 3-, 4+, 5, 6-
En tonalité de Ré : La, Si-, Do+, Ré, Mi, Fa#-, Sol+, La, Si-
Ce mode rappelle un mode de Sol plagal, mais les degrés n’en sont pas tempérés, et certains sont différents de ceux d’un mode de Sol qui serait accordé entièrement sur un bourdon de tonique. En particulier, le septième degré (2e doigt, Do en tonalité de Ré) est plus haut, placé à la tierce mineure naturelle du La (de la corde à vide). De façon symétrique, le quatrième degré (2e doigt aussi, Sol en ton de Ré ) est également plus haut, étant à la tierce mineure naturelle du Mi de la corde à vide. Les doigtés sont donc les mêmes sur les deux cordes mélodiques.
Cette couleur me semble très fréquente chez les violoneux de plusieurs régions. Voici deux exemples interprétés dans cette échelle :
Enregistrement 01 : Marche de noces (d’après Eugène Chabozy, violoneux à Beaulieu, Cantal. Mélodie légèrement arrangée)
Enregistrement 02 : Bourrée (d’après Antonin Chabrier, violoneux à Riom-ès-Montagnes, Cantal)
2) MODE « DE LÉON PEYRAT »
Degrés : 5, 6-, 7 demi-bémol, 1, 2, 3-, 4+, 5, 6-
En tonalité de Ré : La, Si-, Do demi-dièse, Ré, Mi, Fa#-, Sol+, La, Si-
Ce mode est proche du précédent, mais le septième degré est plus élevé, en position « entre-deux » . Cette couleur est également très fréquente chez les violoneux, mais un appui mélodique sur cette note placée à cet endroit, m’évoque irrésistiblement le son de Léon Peyrat.
Enregistrement 03 : A la poncha d’un suqueton (air de chanson, d’après Léon Peyrat, violoneux et chanteur à Saint-Salvadour, Corrèze)
Enregistrement 04 : Los garçons d’a Neuviala (bourrée, version « standard » d’après plusieurs violoneux du centre de la Corrèze)
3) MODE « CHAUD »
Degrés : 5, 6-, 7 demi-bémol, 1, 2, 3-, 4 demi-dièse, 5, 6-
En tonalité de Ré : La, Si-, Do demi-dièse, Ré, Mi, Fa#-, Sol demi-dièse, La, Si-
Proche du précédent, ce mode s’en distingue par un quatrième degré plus haut, qui prend une position « entre-deux » , lui donnant une couleur plus instable, un peu « chaude ». Cette couleur me paraît assez fréquente également, le doigté au violon est le même sur les deux cordes mélodiques. Cette échelle est très proche de celle jouée par une trompe naturelle, par exemple la trompe de chasse, aux degrés issus d’une même série harmonique : 3e degré bas (tierce majeure naturelle), quatrième degré haut et septième en position « neutre » (= « entre-deux »).
Enregistrement 05 : Christine de Nantes (air de chanson, d’après Marie-Lucienne Gouttegattas, chanteuse dans la région d’Olliergues, Puy-de-Dôme)
Enregistrement 06 : Bourrée du grand-père Ythier (d’après Gustave Ythier, violoneux au Falgoux, Cantal)
4) MODE « TENDU »
Degrés : 5, 6+, 7 demi-bémol, 1, 2, 3+, 4 demi-dièse, 5, 6+
En tonalité de Ré : La, Si+, Do demi-dièse, Ré, Mi, Fa#+, Sol demi-dièse, La, Si+
Continuons à monter les degrés avec ce mode, aux doigtés également symétriques, mais où le premier doigt est, sur les deux cordes, plus élevé que dans le précédent, formant avec la corde à vide un intervalle d’un « ton majeur » (plus grand que le ton tempéré, au lieu d’un « ton mineur » comme précédemment). Ainsi, au lieu d’un sixième et troisième degrés doux, « dans les bourdons » des cordes à vides graves, on a des notes plus criardes, donnant ce caractère très tendu, en plus des notes « entre-deux » (septième et quatrième degrés). Les trois premiers doigts sont comme regoupés vers l’aigu, tassés contre le troisième doigt. Les violoneux chez qui je trouve ce type d’échelle ont me semble-t-il un jeu volontiers nerveux dans le coup d’archet et les ornements, avec un son « acide » (je citerai par exemple le corrézien Elie Chamberet, que l’on peut entendre sur le disque [« Violoneux Corréziens »->article23], et l’auvergnat Jean-Marie Brandely, rencontré à La Bourboule).
Enregistrement 07 : Marche de « Rempart » de Meymac (d’après Elie Chamberet, violoneux à Orliac-de-Bar, Corrèze)
Enregistrement 08 : Piare labora (bourrée, d’après Elie Chamberet, violoneux à Orliac-de-Bar, Corrèze)
5) MODE « TROUBLÉ »
Degrés : 5, 6-, 7-, 1, 2, 3 demi-bémol, 4+, 5, 6-
En tonalité de Ré : La, Si-, Do#-, Ré, Mi, Fa demi-dièse, Sol+, La, Si-
Voici maintenant des modes comprenant un troisième degré « entre-deux », c’est-à-dire ce qu’on nomme souvent « tierce neutre » . Cette note donne une couleur assez troublante pour les oreilles occidentales, car, située entre celles d’un mode majeur et d’un mode mineur, elle n’est ni l’une ni l’autre mais bien autre chose. Suivant les mouvements mélodiques, on aura tendance à entendre cette note tirer tantôt vers le majeur, tantôt vers le mineur, car l’oreille a tendance à ramener les sons à ce qu’elle connaît déjà. De plus, les violoneux qui utilisent cette note ambiguë jouent aussi parfois en modifiant réellement ce degré au cours de la mélodie (par exemple le violoneux artensier Joseph Perrier).
Les mélodies utilisant ce type de mode sont actuellement souvent ramenées à des modes mineurs plus conventionnels, faute de pouvoir prendre en compte les microintervalles, par goût, ignorance ou impossibilité technique.
C’est surtout dans la région de l’Artense qu’on rencontre les violoneux qui jouent avec ce type de couleur (Alfred Mouret, Michel Péchadre, Joseph Perrier,…), mais des chanteurs l’utilisent aussi partout ailleurs (par exemple Léon Peyrat).
Le mode que j’appelle « troublé » me donne cette impression par la juxtaposition dans l’échelle du 3e degré « neutre » avec le septième degré plutot haut (Do#- en tonalité de Ré), ce qui renforce l’ambiguïté par rappel d’une couleur plus majeure.
Enregistrement 09 : Il y a un mois (air de chanson, d’après Léon Peyrat, chanteur et viooneux à Saint-Salvadour, Corrèze)
Enregistrement 10 : Las bravas e las laidas (bourrée, d’après Joseph Perrier, violoneux à Champs-sur-Tarentaine, Cantal)
<diapobis3330|left>
6) MODE « RÉSIGNÉ »
Degrés : 5, 6 demi-bémol, 7 demi-bémol, 1, 2, 3 demi-bémol, 4+, 5, 6 demi-bémol
En tonalité de Ré : La, Si demi-bémol, Do demi-dièse, Ré, Mi, Fa demi-dièse, Sol+, La, Si demi-bémol
Voici un mode que j’entends chez le violoneux artensier Alfred Mouret. Beaucoup de degrés sont en position « entre-deux », mais le quatrième degré un peu plus bas (Sol+ en ton de Ré) l’adoucit quelque peu par rapport au mode suivant. Il se prête bien aux nombreuses bourrées « en coulé » (jeu d’archet lié) que ce musicien interprétait avec des échelles aux couleurs fluctuantes.
Enregistrement 11 : Marche (d’après Alfred Mouret, violoneux à Saint-Donat, Puy-de-Dôme)
Enregistrement 12 : Bourrée en coulé (idem)
<diapobis3328|left>
7) MODE « INQUIET »
Degrés : 5, 6 demi-bémol, 7 demi-bémol, 1, 2, 3 demi-bémol, 4 demi-dièse, 5, 6 demi-bémol
En tonalité de Ré : La, Si demi-bémol, Do demi-dièse, Ré, Mi, Fa demi-dièse, Sol demi-dièse, La, Si demi-bémol
Ce dernier mode a un doigté symétrique sur les deux cordes mélodiques du violon, quatre degrés sur sept sont en position « entre-deux », ce qui lui donne un caractère particulier, presque inconfortable, le plus éloigné des échelles habituelles à nos oreilles. Je l’entends également chez Alfred Mouret, et il peut convenir à d’autres répertoires de l’Artense .
Enregistrement 13 : Marches de noces (d’après Michel Péchadre, violoneux à Ussel, Corrèze, originaire de Trémouille-Saint-Loup, Puy-de-Dôme)
Enregistrement 14 : Tan pire (bourrée, d’après Alfred Mouret, violoneux à Saint-Donat, Puy-de-Dôme)