Aimant les musiques traditionnelles depuis très longtemps, je suis devenu peu à peu conscient de l’importance dans ces musiques de climats musicaux particuliers, souvent très différents de ceux rencontrés par exemple dans le classique ou les variétés. Une grande part du charme de ces répertoires réside dans ces sonorités, qui pourraient les rattacher au monde de la musique modale. Je suis maintenant convaincu que les musiciens actuels gagneraient beaucoup à développer une compréhension plus fine des mélodies et des intervalles à l’œuvre dans ces musiques, c’est pourquoi je souhaite soumettre ici au lecteur quelques éléments de réflexion. Après avoir observé la pluralité des musiques qualifiées de « modales », nous verrons aussi celle de nos musiques de tradition populaire régionales. Ainsi pourrons-nous savoir dans quelle mesure et avec quelles précautions l’on peut associer ces musiques et la notion de modalité(Dans les articles suivants, je propose des éléments techniques plus précis, constituant une démarche théorique et pratique liée à cette réflexion).
PLAN DE L’ARTICLE
1. QU’EST-CE QUE LA MUSIQUE MODALE, QU’EST-CE QUE NOS MUSIQUES TRADITIONNELLES ?
Au-delà de l’affirmation « c’est modal », il faut mieux affiner l’observation des choses : le mot « modal » n’a pas toujours le même sens, et les musiques dites traditionnelles chez nous ne sont pas un tout homogène.
2. UNE DÉFINITION D’ETHNOMUSICOLOGUE DE LA MUSIQUE MODALE
Les critères de la musique modale selon Trân Vân Khé : une échelle structurée et hiérarchisée, une formule mélodique caractéristique, un sentiment modal.
3. MUSIQUE MODALE : LES CRITÈRES INTUITIFS DU « GRAND PUBLIC »
Le « grand public musical » emploie empiriquement le terme de modal pour désigner une réalité sonore ressentie, même s’il s’agit souvent de raccourcis et de simplifications. Passons-les en revue pour évaluer rapidement leur pertinence :
- 3.1) Des gammes particulières : « Le modal, c’est des gammes bizarres ! »
- 3.2) Le bourdon : « Le modal, c’est quand il y a un bourdon ! »
- 3.3) L’exotisme dans le temps : « Le modal, c’est quand ça fait médiéval ! »
- 3.4) L’exotisme dans l’espace: « Le modal, c’est quand ça fait oriental ! »
- 3.5) L’impression musicale: « Le modal, c’est quand c’est toujours la même chose ! »
4. « MUSIQUE MODALE », UNE MÊME ÉTIQUETTE POUR DES MUSIQUES TRÈS DIFFÉRENTES
On ne peut pas mettre sur le même plan toutes les musiques très diverses qui empruntent cette étiquette : leurs fondements musicaux, historiques et sociaux peuvent être très différents, voire radicalement opposés. Essayons de dégager les principaux cas de figure :
- 4.1) La monodie modale traditionnelle
- 4.2) Les polyphonies modales traditionnelles
- 4.3) Les musiques traditionnelles avec apports harmoniques tardifs sur un soubassement mélodique modal
- 4.4) Les mélodies d’origine tonale assimilées par une musique modale
- 4.5) Les musiques modales harmonisées par des musiciens savants
- 4.6) La musique modale « moderne »
5. COMMENT SITUER LES MUSIQUES DU MASSIF CENTRAL PARMI LES MUSIQUES « MODALES » ?
Maintenant que nous avons éclairci (et complexifié !) la situation, nous avons des éléments de comparaison qui permettent de mieux comprendre la complexité de nos répertoires, et de savoir où y trouver la « matière modale ».
- 5.1) Différencier les interprétations
- 5.2) Différencier les répertoires
- 5.3) La « transparence modale »
- 5.4) Un « son » modal
1. QU’EST-CE QUE LA MUSIQUE MODALE, QU’EST-CE QUE NOS MUSIQUES TRADITIONNELLES ?
On rencontre souvent le terme de « musique modale » associé à nos répertoires traditionnels, bien que la plupart des gens semblent ne se faire qu’une idée vague du sens de ce mot. Quand on veut vérifier la pertinence de cette association, on se heurte immédiatement à la difficulté de définition exacte de chacun de ces deux termes : qu’est-ce que la musique modale, et qu’est-ce que notre musique traditionnelle ?
Le mot « modal » ne recouvre pas les mêmes choses suivant les ethnomusicologues, suivant les usages courants dans tel ou tel milieu musical, suivant qu’il est appliqué à une mélodie ou à un genre musical… La plupart du temps, le « grand public musical » entend par là une couleur musicale particulière, ressentie intuitivement comme différente de la norme actuelle, et rattachée à des connotations anciennes voire archaïques, ou bien exotiques. Des définitions plus précises existent, mais diffèrent suivant les références de chacun, et ne s’appliquent pas toutes également à nos musiques.
La difficulté vient aussi du fait que ce que nous rangeons aujourd’hui sous l’étiquette « musiques traditionnelles françaises », limousines ou autres, n’est pas un ensemble homogène, étant le fruit d’une histoire complexe. Dans le répertoire recueilli dans chaque région, on trouve des apports de différentes époques et provenances, partiellement refondus avec des matériaux plus locaux, et plus ou moins assimilés par la tradition orale. On ne peut donc pas confondre tous ces répertoires, et encore moins d’ailleurs toutes les interprétations (anciennes et actuelles) qui en sont faites, dans un système musical unique et cohérent.
Je centrerai mon propos sur les régions du Massif Central qui sont au cœur de ma pratique personnelle : Limousin et Auvergne, et les régions voisines (Périgord, Rouergue, Quercy, Velay, Vivarais, Haut-Languedoc etc, et aussi Berry, Bourbonnais, Nivernais, ce qui coïncide en gros avec l’aire de diffusion des bourrées à 2 et 3 temps). Il me semble néanmoins que la portée des observations et propositions faites dans cet article peut être beaucoup plus large, et qu’elles pourraient être utilisables dans des répertoires traditionnels de bien d’autres régions.
Je vais donc tâcher de donner ici progressivement quelques observations et éléments de compréhension sur ce sujet qui me tient à cœur, car pour des musiciens, des choix esthétiques, pratiques et techniques tout à fait concrets en découlent. Nous autres, qui jouons aujourd’hui les musiques traditionnelles françaises, sommes dans nos pratiques à la croisée de plusieurs systèmes musicaux pas entièrement compatibles. Nous subissons souvent les tensions et les compromis entre plusieurs esthétiques bien différentes, notamment sur les questions de définir la justesse d’intonation mélodique ainsi que de choisir un mode de jeu à plusieurs instruments (la question du choix des instruments est aussi liée aux précédentes), sans avoir une vision claire des choses qui permettrait à chacun de situer consciemment sa (ses) pratique(s) et ses choix musicaux. Je partagerai donc ici des informations et des réflexions, dans le but de sensibiliser les musiciens à l’existence d’une voie musicale (parmi d’autres) qui me tient à cœur : celle de la modalité. Dans une deuxième partie, je ferai des propositions pratiques, des pistes de travail plus concrètes offertes aux musiciens et chanteurs intéressés.
Je signale que les opinions émises ici n’engagent que moi-même. (Cet article est destiné à être amendé et augmenté au fil du temps).
2. Une définition d’ethnomusicologue de la musique modale
Les définitions des scientifiques et des théoriciens sont bien sûr plus précises que celles du grand public. Elles sont parfois très restrictives, étant liées à une tradition musicale particulière, ou plus larges. Je donnerai ici celle, reconnue de portée assez générale, du grand ethnomusicologue vietnamien Trân Vân Khé. Pour lui, les éléments fondamentaux permettant de définir un mode musical sont au nombre de quatre :
- Il y a une échelle modale déterminée avec une structure particulière ;
- il existe une hiérarchie entre les degrés de l’échelle ;
- il existe pour chaque mode une formule mélodique caractéristique ;
- un sentiment modal, en particulier celui de l’éthos, est lié à chaque notion de mode.
Malgré cela, il reste l’impression que le concept de modalité est difficile à définir, et regroupe des fonctionnements musicaux variés et différents. Une question en discussion parmi les musicologues est la différenciation de plusieurs types de musiques modales, suivant l’importance respective de plusieurs de ces éléments constitutifs : l’échelle, la finale ou tonique, l’usage de formules mélodiques caractéristiques. En effet, suivant les styles et les époques, l’élément fondamental permettant de relier ensemble un certain nombre de mélodies dans une même famille modale n’est pas toujours le même. Le musicologue français Jacques Chailley (auteur entre autres de « L’imbroglio des modes »), différenciait les modalités formulaire (modes caractérisés par des formules mélodiques) et scalaire (modes caractérisés par une échelle).
Harold Powers réconcilie les deux notions en en faisant les deux pôles de la modalité : « Le mode peut être défini comme une « échelle particularisée », comme une « mélodie généralisée », ou les deux, selon le contexte musical et culturel particulier. Si l’on considère l’échelle et la tournure mélodique comme les deux extrêmes d’un continuum de prédétermination mélodique, alors toute la zone qui les sépare peut être désignée, d’une manière ou d’une autre, comme se trouvant dans le domaine de la modalité. » (citation empruntée à Nicolas MEEÙS, Fragments du cours de théorie modale au Moyen Âge et à la Renaissance )
LIENS :
- Article de Trân Vân Khé sur la musique modale (apparemment très intéressant et complet au vu du sommaire, mais d’accès payant)
- Discussions sur l’évolution des modes dans les musiques médiévales
- Accès à des articles sur la modalité par le Centre de Recherches « Langages musicaux » de la Sorbonne
3. Musique modale : les critères intuitifs du «grand public»
3.1) DES GAMMES PARTICULIÈRES
On emploie souvent empiriquement le terme de « modal » pour qualifier une mélodie dont la couleur est inhabituelle. En fait, il s’agit de mélodies qui ne se rattachent pas aux deux modes basiques (majeur et mineur) de la musique standard actuelle, dérivée de la musique classique. Cet emploi du mot modal est très simpliste, car les modes majeurs et mineurs sont utilisés mélodiquement dans beaucoup de musiques modales, et inversement une mélodie utilisant une échelle non-standard peut être jouée dans un contexte harmonique et orchestral qui l’éloigne d’un véritable caractère modal.
Il est néanmoins vrai qu’on trouve dans les musiques modales une grande diversité d’échelles, et donc de couleurs mélodiques, n’incluant les modes majeurs et mineurs que parmi de nombreux autres. Ce foisonnement est nommé et théorisé dans les grandes traditions proche-orientales et indienne, ainsi que dans les traditions liturgiques (chant byzantin grec, plain-chant catholique, cantillation hébraïque). En revanche, les traditions populaires européennes n’ont pas formalisé ni nommé leurs échelles, pour lesquelles le vocabulaire théorique hérité de la musique classique, voire médiévale, est très insuffisant.
3.2) LE BOURDON
On appelle ainsi un procédé musical consistant à faire entendre une note de façon continue tout au long d’une interprétation musicale, en accompagnement d’une partie mélodique. La note ainsi jouée est souvent la tonique (1er degré de l’échelle), mais elle peut aussi (particulièrement dans les répertoires traditionnels français) être sur le 5e degré, qui est le « sous-chef » dans la hiérarchie des notes de l’échelle. Ce bourdon peut être joué par un instrument ou un chœur dévolus à ce rôle (tampura indien, isôn du chant grec byzantin, chœur des polyphonies albanaises, hautbois joués en duo dans les Balkans et le monde musulman…), ou par un dispositif appartenant à l’instrument (tuyaux supplémentaires des cornemuses et des flûtes doubles, cordes sonnant à vide des vielles à roue et des cithares à bourdons,…).
Le procédé du bourdon génère une sonorité particulière, que l’on retrouve à travers de nombreuses cultures musicales, de l’Europe de l’Ouest et le Maghreb jusqu’en Inde et en Mongolie, à travers trois continents. Ce son peut être lui aussi, de façon intuitive, associé à la musique modale.
Il est intéressant à remarquer que les XVIIe et XVIIIe siècles français ont connu un retour de présence du bourdon dans la musique de bonne société, à travers la vogue de la vielle à roue et de la musette dite « de cour », et toute une production de petits airs de danses, de chansons et de compositions pour ces instruments. Les styles de compositions (en référence aussi à des danses) appelés « musette » et « tambourin », même interprétés orchestralement, sont complètement caractérisés par un bourdon, de même que les chansons appelées « brunettes ». Peut-on pour autant qualifier cette musique de modale, ses ressorts sont-ils fondamentalement éloignés du reste du style joué dans les mêmes milieux à cette époque ?
LIEN :
- Ecouter un album consacré à ce répertoire, « A l’ombre d’un ormeau » par François Lazarévitch et les Musiciens de Saint-Julien.
D’autre part, l’interprétation de nos répertoires traditionnels dans leurs milieux d’origine, pour ce que nous en savons, se faisait souvent sans bourdon exprimé : nous n’avons pas vraiment de témoignage de bourdon accompagnant les chants, qui constituaient le quotidien musical des milieux populaires. En ce qui concerne la musique instrumentale, les instruments ne comportent pas tous non plus de bourdon continu, même s’ils sont peuvent parfois les suggérer par des procédés (doubles cordes intermittentes au violon, « rappels » venant intercaler une note constante entre les notes mélodiques). Cela n’empêche pas les mêmes mélodies de pouvoir être interprétées par ailleurs avec des bourdons. Sont-elles plus modales que chantées aux voix seules ?
Pour compliquer les choses, des mélodies d’origine citadine récente peuvent se mêler aux airs plus anciens, plus ou moins adaptées, et être interprétées par les mêmes musiciens traditionnels sur les mêmes instruments avec les mêmes bourdons. Par exemple, « Sous les ponts de Paris » devient-il une mélodie modale dès qu’il est joué par une cornemuse ou une vielle, ou bien y a-t-il des critères plus fins de différenciation mélodique ? (nous y reviendrons plus loin).
On voit donc que l’équation bourdon = musique modale, même si elle est globalement juste, pose quand même des problèmes pour les répertoires français, et ne suffit pas à clarifier les choses.
3.3) L’EXOTISME DANS LE TEMPS : LES CONNOTATIONS « ANCIENNES »
Les sonorités associées aux musiques dites « modales » évoquent souvent un certain cachet d’ancienneté, (certains peuvent préférer le terme d’intemporalité), une différence sonore les plaçant en dehors de l’univers musical datable considéré comme « moderne ». Ce dernier est en fait l’univers de la musique tonale occidentale, développé à partir de la musique classique européenne et de ses dérivés.
Les mélodies populaires de tradition orale se trouvent ainsi souvent directement rattachées, en un raccourci intuitif voire abusif, à la musique médiévale et au chant grégorien… même s’il n’est pas du tout certain que l’on puisse assimiler les unes aux autres quand on y regarde de plus près. Il me semble qu’une connaissance approfondie des mélodies appartenant à ces deux répertoires respectifs permettrait de déceler parfois des parentés certaines de climat mélodique, mais aussi des différences non moins certaines : il ne faut pas oublier que plusieurs siècles d’histoire, ayant eux aussi laissé des traces musicales, séparent l’époque médiévale de celle (fin XIXe-XXe siècle) où l’on a recueilli nos répertoires traditionnels. De plus les fonctions et contextes sociaux de ces musiques peuvent n’avoir rien en commun.
Rien de ce que nous savons actuellement ne permet de considérer les répertoires de tradition orale comme de pures survivances d’une époque archaïque. Ce qui est certain et remarquable, en revanche, c’est le maintien, chez les musiciens et chanteurs paysans, de couleurs sonores particulières, peut-être anciennes, mais dont en tout cas le monde musical « moderne » ou « citadin » n’a pas ou plus l’usage : mélodies hors des modes majeur et mineur académiques, intonations particulières (intervalles « non tempérés »), timbres vocaux ou instrumentaux échappant à l’esthétique académique, bourdons…
3.4) L’EXOTISME DANS L’ESPACE
<diapo1191|left>D’autres connotations qui viennent à l’esprit quand on parle de musique modale sont les références à des traditions d’autres cultures, en particulier les musiques orientales ou arabes. Cela peut avoir une certaine pertinence, mais non pas pour supposer une plus qu’hypothétique influence directe de ces musiques sur les musiques traditionnelles des régions de France, où tel quart de ton utilisé par tel violoneux remonterait tout droit à l’époque de Charles Martel… Il est plus juste de souligner encore une fois que toutes ces musiques partagent certains caractères communs qui les opposent au son de la musique tonale.
Il est amusant, mais triste dans le fond, de constater les réactions de rejet ou de non-reconnaissance (qu’on m’a rapportées à plusieurs reprises et que j’ai rencontrées moi-même) de gens à l’oreille formée par le « néofolklore » et les groupes folkloriques, en entendant des enregistrements d’anciens musiciens et chanteurs traditionnels de leur propre région : « c’est pas de la musique de chez nous », «c’est pas du vrai folklore », « ce ne sont pas les vrais airs traditionnels », « c’est de la musique arabe », etc. Ces réactions expriment le décalage entre la réalité ancienne de la musique populaire rurale, et l’image qui en est véhiculée depuis des dizaines d’années par le mouvement folklorique, qui a fini par remplacer la réalité dans l’esprit de beaucoup de gens. On suspecterait presque les collecteurs d’avoir inventé de toutes pièces leurs trouvailles.
Effectivement, le son des anciens violoneux, chanteurs, cabrettaires et chabretaires, vielleux, paraît bien exotique aujourd’hui par rapport au son standardisé ségurélien, où l’accordéon règne en maître. Bien souvent, les défenseurs du « vrai folklore » ignorent absolument que cet instrument est d’importation très récente dans nos musiques, et qu’il véhicule des conceptions musicales issues de la musique classique. La défense d’une prétendue authenticité est donc surtout celle d’un style très daté (milieu du XXe siècle), dans lequel la musique populaire a déjà perdu une grande part de son caractère propre. Du coup, les pratiques réelles des gens d’autrefois sont niées, disqualifiées a priori par leur parenté sonore, impossible à assumer, avec des traditions étrangères. L’anathème « ça fait arabe » étant pour certains une condamnation sans appel.
3.5) L’IMPRESSION MUSICALE : UN CARACTÈRE LANCINANT, RÉPÉTITIF OU HYPNOTIQUE
Les musiques modales ont pour caractéristique de se développer sur de longues durées dans une même tonalité, d’explorer à fond un même climat musical. On peut ainsi rester sur un même mode sur toute la durée d’une pièce musicale, ou même d’une longue suite de pièces. On peut aussi se déplacer à travers des modes voisins comme dans les taqsim arabes, mais avec une maîtrise savante des transitions entre les climats.
Cela les oppose à la musique savante occidentale, laquelle a développé au cours de son histoire les modulations rapides (changements de tonalité), ainsi bien sûr que l’harmonie comme ressort fondamental. Une oreille formée exclusivement à cette musique occidentale est donc habituée au changement continuel de l’arrière-plan harmonique, et ressent donc la musique modale comme lancinante, hypnotique, voire répétitive ou soporifique, en particulier en présence d’un bourdon.
Les oreilles tonales ont la même impression, qu’elle soit ressentie comme positive ou négative, face aux musiques de nos traditions populaires (surtout dans leur interprétation d’origine). Ces musiques se déplacent peu à travers différents tons, un instrumentiste donné jouera souvent toute sa musique dans un maximum de deux ou trois tonalités, voire une tonalité unique. La présence de bourdons sur certains instruments, l’absence d’altérations sur d’autres, canalisent strictement l’usage des tonalités. L’oreille du public traditionnel ne le ressent pas comme une limitation ou une gêne, elle est attentive au son, à l’intensité rythmique et mélodique, à la « cadence », à la vie et l’émotion générés par l’interprète, aux ornements et variations…
4. « Musique modale », une même étiquette pour des musiques très différentes
L’adjectif « modal » peut se rencontrer appliqué, à plus ou moins juste titre, à des musiques très différentes dans leurs fondements. Nous allons essayer de démêler un peu cela, en passant en revue quelques cas de figure.
4.1) LA MONODIE MODALE TRADITIONNELLE
Il s’agit ici des musiques modales dans le sens le plus certain et précis du terme, désignant avant tout les grandes traditions savantes orientales : arabe, turque, persane, indienne et les musiques apparentées (arabo-andalouse, mauritanienne, azérie, ouzbèque et tadjique, pakistanaise, baloutche…). Certaines musiques de peuples chrétiens appartiennent aussi à cet univers modal monodique : la musique grecque et la musique arménienne dans leurs expressions les plus enracinées, ainsi que d’autres musiques de peuples balkaniques et de communautés juives du monde oriental. Entrent aussi dans ce cadre des expressions musicales liturgiques telles que les plains-chants occidentaux (par exemple le « chant grégorien »), le chant liturgique orthodoxe grec, les cantillations juives des écritures.
Toutes ces musiques sont basées sur la monodie, c’est-à-dire une ligne mélodique unique, qui peut être soutenue par un bourdon continu ou un ostinato (formule mélodico-rythmique répétée par un chœur ou des instruments). Le principe de l’hétérophonie peut être utilisé, et ajoute une certaine densité sonore, par la superposition simultanée de variantes ou d’ornementations différentes de la même ligne mélodique.
Ces musiques sont également caractérisées par une définition très fine des intervalles utilisés, et donc une différenciation subtile des climats sonores induits par les différents modes, qui donne son plein caractère à la musique. Cette attention portée aux nuances d’intonation va de pair avec la richesse du timbre des instruments. On peut noter aussi la place très grande occupée par l’ornementation et la variation ainsi que le développement éventuellement très important de l’improvisation et du rythme.
Sites sur les maqamat proche-orientaux :
Sites décrivant les ragas indiens :
Site sur la musique klezmer décrivant les modes de cette musique :
4.2) LES POLYPHONIES MODALES TRADITIONNELLES
<diapo1185|left>Dans ce deuxième cas, le qualificatif de modal est moins clair, et sort de la définition stricte des musicologues. Il s’agit plutôt de qualifier ainsi des musiques dont l’organisation polyphonique, les accords et même les intervalles utilisés échappent complètement aux lois de la tonalité classique (intervalles « non tempérés »). Les timbres vocaux sont également très différents des normes esthétiques de la musique savante occidentale. Ainsi peut-on considérer diverses traditions polyphoniques telles que celles de la Géorgie, de certaines régions d’Albanie, d’ex-Yougoslavie et autres régions balkaniques, de Sardaigne, de Russie, etc. Je ne sais pas si on peut vraiment définir des modes au sens strict dans ces musiques (Je complèterai à ce propos quand j’aurai trouvé du grain à moudre).
4.3) LES MUSIQUES TRADITIONNELLES AVEC APPORTS HARMONIQUES TARDIFS SUR UN SOUBASSEMENT MÉLODIQUE MODAL
Dans ce troisième cas, on trouve dans des pratiques traditionnelles une compénétration de mélodies modales et d’harmonies issues de la musique savante occidentale.
Beaucoup de musiques des « zones frontières » entre Orient et Occident sont dans ce cas, de façon plus ou moins récente : musique grecque (par exemple rébétiko), roumaine, flamenco, raï algérien et autres styles modernes issus des musiques berbères et arabes, diverses musiques tsiganes, balkaniques et juives (style klezmer), etc. Ces styles syncrétiques ont pu souvent développer des harmonisations très originales, liées aux particularités du soubassement mélodique originel, et garder un caractère fort.
Cependant, les ethnomusicologues ou simplement les connaisseurs observateurs de ces musiques constatent dans certains de ces styles une évolution allant toujours vers une simplification des modes originaux, qui tendent à se stéréotyper et à s’appauvrir, voire à se fondre peu à peu dans le système majeur/mineur occidental, par la domination croissante de l’harmonisation et l’usage de la gamme à tempérament égal véhiculée par certains instruments. Les modèles véhiculés par la variété internationale ont également un pouvoir attracteur sur ces musiques, qui sont plus sensibles à l’acculturation que les grandes traditions modales monodiques.
(on pourra lire un exemple précis dans l’article de Speranta Radulescu « L’accompagnement harmonique dans la musique paysanne roumaine » publié en français dans la revue « Les Cahiers de Musiques Traditionnelles » N°6, 1993 : elle y décrit l’évolution dans le temps de cette musique et ce qu’elle considère comme sa destruction actuelle, liée à la généralisation de l’accordéon puis surtout de l’orgue électrique.)
Un cas un peu différent est celui de l’influence d’une musique savante tonale sur les musiques populaires d’un même pays. Beaucoup de musiques populaires occidentales sont dans ce cas : elles ont été tellement pénétrées d’influences tonales au XIXe et début XXe siècle, que les modes mélodiques autres que le mode majeur ont été effacés du répertoire. De là provient la monochromie flagrante du son de nombre de groupes folkloriques, dans nos
régions et dans une bonne partie de l’Europe occidentale. C’est le cas pour les musiques d’Auvergne et du Limousin, où la différence est flagrante entre la richesse mélodique des répertoires des chanteurs traditionnels, transcrits par les collecteurs du XIXe siècle ou enregistrés par ceux du XXe siècle, et la monotonie du « néo-folklore » des accordéonistes continuateurs de Jean Ségurel, qui ne connaît plus que le mode majeur, à travers des stéréotypes mille fois ressassés.
Il me semble donc que tous ces styles, une fois pénétrés par l’harmonisation tonale, deviennent très vulnérables à la dilution dans la musique standardisée occidentale, surtout à notre époque où elle domine les médias mondiaux. Peu à peu elles utilisent les mêmes procédés : nappes de synthé, lignes de basse, boîte à rythme, usage immodéré de la « réverb », gamme tempérée, improvisations jazzistiques, etc. Dans le pire des cas, seule la langue du chant et éventuellement quelques sons instrumentaux relégués au rang de décoration permettent de maintenir une vague identité.
Quand on considère certaines musiques de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle, on peut se demander si il n’y aurait pas eu un phénomène comparable anciennement, à une échelle plus limitée. Un grand nombre de mélodies de style populaire ou basées sur des bourdons ont circulé à cette époque, et peuvent être retrouvées par centaines dans les recueils de « timbres », de chansons et d’airs de danse : brunettes, pont-neufs, rondes et chants à danser,…, musettes et tambourins, rigaudons et menuets composés pour la vielle à roue ou la musette « de cour ». Le style de ces mélodies et la persistance des bourdons me donnent l’impression qu’un goût et qu’un style plus modal ont pu persister quelque temps, continuant à survivre y compris en milieu citadin et chez des classes aisées, au milieu d’un contexte de tonalité triomphante, et finissant par être absorbés par celle-ci.
Je finirai ce paragraphe en citant le grand ethnomusicologue roumain Constantin Brailoiu. Dans la conclusion de son article « Le folklore musical » (1949, réédité dans « Problèmes d’ethnomusicologie »), il décrit en raccourci ce phénomène de dissolution d’une musique populaire originale dans la variété, à travers l’assimilation d’un langage d’origine savante :
« (…) il se peut que la « supériorité » et la puissance des lettrés excitent l’envie (de la foule des incultes) et qu’elle s’efforce d’y accéder par l’imitation (…). La conséquence en sera que l’art populaire s’assimilera, petit à petit, les procédés de l’autre : par cristallisation successives se forment des styles, où, dans une mesure sans cesse croissante, le nouveau s’ajoutera à l’ancien (…). Cette assimilation se produit à une allure d’autant plus rapide et sur des étendues d’autant plus vastes que la civilisation envahissante est plus expansive et s’appuie sur une puissance politique plus grande (…) . Dans la zone de contact entre la tradition et l’innovation prennent corps, sur le tard, des hybrides « nationaux » à circulation plus ou moins large, du type de la musique tzigane hongroise ou de l’españolada de music-hall (…). Dernière étape, avant la ruine totale : de même que la société rurale subira l’inexorable nivellement par le haut, pôle contraire de son unité première, son art périra, étouffé par les corps étrangers qui s’y insinuent, jour après jour. Ce point atteint, danses suisses, tchèques, suédoises, italiennes, autrichiennes se nourrissent des mêmes déchets de grande musique. »
4.4) LES MÉLODIES D’ORIGINE TONALE ASSIMILÉES PAR UNE MUSIQUE MODALE
C’est un peu le contraire du cas précédent, ou la première étape du même processus, quand la vigueur culturelle du milieu populaire lui permet encore d’intégrer des apports extérieurs en les reformulant dans son propre langage. On en a des exemples dans notre tradition régionale, où des mélodies citadines tonales ont été « digérées », assimilées par des musiciens et chanteurs ruraux dont l’oreille et le goût musical étaient formés complètement en dehors de la musique harmonisée. Quand on peut comparer les versions restituées par ces musiciens avec celles d’origine (partitions), on constate que ces mélodies ont subi des transformations qui tendent à les ramener dans un style plus modal : suppression des modulations et des altérations accidentelles savantes, déstructuration des passages basés sur des arpèges, intonations non tempérées, remplacement de mouvements mélodiques disjoints par des plus conjoints, raccourcissement de l’ambitus, usage de bourdons, etc. D’où parfois l’impression que l’on peut avoir que ces airs sont plus anciens, quand on n’en connaît pas l’origine. Cela est resté possible chez nous jusqu’au cœur du XXe siècle, tant que des gens sont restés spontanément et fortement ancrés dans une compréhension monodique de la musique, et que la circulation orale dominante permettait ce processus de remodelage des mélodies.
Exemples sonores : voici la mélodie d’une mazurka, « La perte d’un amant », dans trois versions différentes, dues à deux violoneux de la région de l’Artense : Alfred Mouret et Eugène Amblard (communes de Saint-Donat et Picherande dans le Puy-de-Dôme), qui se connaissaient bien et partageaient beaucoup de répertoire. La suite de ces trois interprétations me semble évoquer une évolution probable de cet air, d’un refrain de chanson de « style 1900 » (1), en passant par un développement instrumental de la mélodie au violon (2), pour aboutir à une couleur modale beaucoup plus surprenante et non datable (3).
-Version chantée par A. Mouret (Interprétée par JM Delaunay) :
-Version jouée au violon par E. Amblard (Interprétée par JM Delaunay) :
-Version jouée au violon par A. Mouret (Interprétée par JM Delaunay) :
On peut entendre aussi un enregistrement d’Alfred Mouret sur le CD->art39] qui lui est consacré, dans une interprétation d’une couleur modale encore différente de celle qui m’a servi de base :
4.5) LES MUSIQUES MODALES HARMONISÉES PAR DES MUSICIENS SAVANTS
On rencontre aussi des répertoires issus de musiques modales utilisés en dehors de leur contexte, orchestrés et harmonisés par des arrangeurs formés par la musique académique occidentale. C’est le cas de compositeurs mettant des matériaux mélodiques populaires au service du renouveau d’une musique savante, souvent dans un contexte de nationalisme musical : les Chants d’Auvergne de Joseph Canteloube ainsi que les airs hongrois et roumains utilisés par Béla Bartok sont des exemples parmi les plus connus.
C’est aussi le cas d’harmonisateurs moins prestigieux oeuvrant à rendre les répertoires de chants et musiques populaires plus « brillants » ou plus digestes pour le grand public : arrangeurs pour les groupes folkloriques de prestige, ensembles nationaux de la radio et télévision, ballets et choeurs, etc. Les exemples sont nombreux en particulier dans les pays de l’ex-bloc communiste, par exemple les fameux chœurs de femmes bulgares ou les versions symphoniques des musiques modales dans les républiques d’Asie Centrale, etc.
On fait aussi grand usage de chansons et musiques populaires dans les chorales, scolaires ou non, et dans l’enseignement musical académique. Dans tous ces cas, on revêt ces mélodies d’une harmonisation savante, aux ressorts tout à fait éloignés de leur musicalité d’origine. À mon goût, on tombe la plupart du temps dans le mièvre, l’anecdotique ou l’artificiellement complexe, bien loin de la puissance et de l’émotion concentrées des chanteurs populaires.
4.6) LA MUSIQUE MODALE « MODERNE »
J’appelle ainsi la musique modale au sens des musiciens de jazz, rock et « world music », des musiciens de formation classique , et de beaucoup de musiciens « folk » et « trad », par exemple une grande partie de ce qui se joue et se compose aujourd’hui à l’accordéon diatonique. Ici, des échelles mélodiques autres que le majeur et le mineur classiques sont réintroduites à posteriori, pour enrichir une palette musicale, élargissant la notion de tonalité, mais dans un contexte qui reste fondamentalement basé sur l’harmonie et le tempérament égal (pour décrire cette démarche, on rencontrera des termes tels que « modalisme » ou « tonalité modale »).
On emprunte ainsi à divers styles traditionnels des modes mélodiques, (ou des mélodies) que l’on va revêtir de systèmes d’accords, une fois « traduits » dans la gamme du tempérament égal. Ces échelles exotiques permettent de renouveler les combinaisons harmoniques, de travailler sur des enchaînements d’accords échappant aux stéréotypes de la musique tonale courante.
Le processus pourrait être confondu avec celui que j’ai décrit en 3), c’est-à-dire des musiques modales traditionnelles s’incorporant peu à peu une harmonisation issue de l’influence savante ou occidentale. Il me semble qu’il y a néanmoins une différence fondamentale entre les deux démarches, à savoir que dans ce type d’évolution, les musiciens étaient préalablement profondément imprégnés de leur musique dans sa forme modale précédente ; en découvrant l’harmonisation à l’occidentale, ils en intégraient très progressivement les influences à ce soubassement fort, quitte à inventer des « incorrections » harmoniques par rapport à la théorie tonale.
Au contraire, dans le cas que j’évoque présentement, le musicien est d’abord avant tout imprégné de musique tonale et d’une culture de l’harmonisation, qu’il cherche à élargir dans un deuxième temps en allant chercher des matériaux ailleurs. Le danger peut être ici de se limiter à un squelette d’échelle musicale vaguement exotique, qu’on pense enrichir en l’harmonisant, sans mesurer ce qu’on perd en limitant les intervalles à ceux permis par le piano ou la guitare. On parle ainsi dans les théories musicales de « la » gamme orientale, de « la » gamme tzigane et de « la » gamme andalouse, réduites à des stéréotypes et amputées de leur vraie musicalité par le tempérament égal.
En prolongement de cette démarche « modale harmonisée », on trouve aussi toute une riche recherche musicale conduisant à la création et l’exploration de nouveaux modes, parfois impensables dans une musique traditionnelle. Certains sont explicitement conçus comme générés par un certain choix d’accords : ils ne prennent leur plein sens musical qu’adossés à cette harmonie, qui joue ici le rôle d’ « agent de cohésion », tandis que dans la modalité traditionnelle ce rôle est joué par les bourdons et les rapports précis d’intonation des différentes notes.
Sans préjudice de leur intérêt pour la création musicale, il faut reconnaître que certains modes générés par cette recherche peuvent avoir un caractère tout à fait artificiel, voire arbitraire, car ils sont le fruit d’une invention personnelle orientée vers la recherche d’originalité, du « jamais entendu ». Ils manifestent une forme d’invention très différente de ce qui peut exister dans une musique de tradition. La possibilité d’invention personnelle existe dans les traditions, mais elle y est canalisée : elle doit être entérinée par un usage et une transmission collectifs. Un mode nouveau, pour pouvoir s’implanter, doit rencontrer l’approbation du public ainsi que des autres musiciens, et pour cela posséder un certain type de cohérence sonore : il doit « tenir debout » tout seul, c’est-à-dire sous forme monodique, et ne peut être une invention gratuite.
Pour toutes ces raisons, même si on appelle « modales » ces musiques harmonisées récentes (cette recherche a commencé à la fin du XIXe siècle dans la musique savante), il ne faut pas les confondre avec les traditions modales d’origine enracinée, qu’elles soient savantes ou populaires. L’amalgame qui se fait au niveau des mots est peut-être révélateur de l’ignorance des spécificités de la modalité traditionnelle, et d’un ethnocentrisme musical occidental qui croit comprendre et englober toutes les autres musiques, alors qu’il ne fait que les réduire à son langage propre. Il ne s’agit pas pour moi de déprécier ces recherches et les musiques qu’elles engendrent, mais plutôt de rester conscient qu’elles ne doivent pas non plus occulter les richesses propres des musiques traditionnelles (lesquelles sont encore souvent sous-évaluées).
5. Comment situer les musiques du Massif central parmi les musiques « modales » ?
5.1) DIFFÉRENCIER LES INTERPRÉTATIONS
La différenciation faite précédemment entre toutes ces démarches se réclamant plus ou moins des musiques modales, permet de mieux situer la place des musiques populaires auvergnates, limousines, etc.
Nous connaissons ces musiques à travers un siècle ou un siècle et demi d’histoire, pendant lequel des répertoires pratiqués en milieu populaire, principalement paysan, ont été peu à peu « grignotés » puis détrônés dans ces milieux, remplacés par des musiques de divertissement citadines (romances, danses de salon, bal musette, « chansons de la radio » et toutes les modes musicales du XXe siècle). Parallèlement, ces répertoires d’origine populaires étaient repris à leur compte par d’autres milieux, s’y intéressant à chaque fois avec leur propre grille de lecture et leur propre motivation (renouvellement de la musique ou de la poésie savante, expression d’une identité régionale, intérêt scientifique, encadrement de la jeunesse, nationalisme, tourisme et goût du pittoresque, écologie et « retour à la terre », création artistique contemporaine…).
A chaque fois, la culture préalable, souvent citadine voire savante, des acteurs de ces différents courants, a teinté leurs réinterprétation de ces musiques. Les mêmes mélodies ont donc pu être rejouées ou rechantées dans les esthétiques les plus diverses, plus ou moins éloignées de la sensibilité des interprètes paysans : interprétations monodiques, à bourdons, polyphoniques, harmonisées par accords dans toutes sortes de styles. C’est pourquoi on ne peut pas qualifier de modale cette musique dans son ensemble : une même mélodie pourra avoir un caractère très modal, chantée a capella par un chanteur paysan, et perdra complètement ce caractère dans d’autres interprétations impliquant des accords, des contrechants ou une gamme à tempérament égal. Dans le cadre de notre recherche sur la modalité, nous mettrons donc de côté les réinterprétations (quelles que soient leurs qualités musicales par ailleurs), pour nous intéresser prioritairement aux sources nous mettant en contact avec des musiciens et chanteurs populaires des anciennes générations, dépositaires premiers de ces musiques.
5.2) DIFFÉRENCIER LES RÉPERTOIRES
D’autre part, sans plus parler de leurs réinterprétations, les répertoires recueillis dans les régions du Massif Central sont aussi hétérogènes par leur origine, leur époque et leur parcours plus ou moins long (voire inexistant) dans la tradition orale, d’où des caractères mélodiques différents. Peuvent y voisiner :
- des chansons traditionnelles au plein sens du terme, ayant une histoire très longue dans la tradition orale (parfois présentes dans des sources écrites séculaires, dans d’autres contextes)
- des musiques de danse d’origine citadine plus ou moins récente et plus ou moins évidente suivant leur degré d’assimilation à la musique locale (airs de « bal champêtre », de bal musette, quadrilles et contredanses plus anciennes…)
- des compositions récentes pastichant le style populaire avec plus ou moins de bonheur (« néofolklore », chansons de chansonniers régionaux)
- des airs connus uniquement par des sources écrites et dont la pratique populaire pose question (nombreux recueils de montagnardes et bourrées arrangées pour piano, publiés en Auvergne au XIXe siècle)
- des airs de danse possédant indubitablement un cachet populaire particulier à cet ensemble de régions, difficilement datables et situables par rapport à d’autres sources (les innombrables bourrées des violoneux, cabrettaires et chanteurs traditionnels) , etc.
Chacune de ces composantes du répertoire aura une situation différente par rapport à la notion de musique modale. Nous sommes donc amenés à mettre de côté un certain nombre de mélodies dans lesquelles, faute d’avoir eu le temps d’être mieux assimilées et de « prendre l’accent du pays », les schémas de la musique tonale restent trop apparents. Cette distinction faite, il reste donc un très riche ensemble de mélodies recueillies auprès de chanteurs, une bonne partie du répertoire des violoneux, des joueurs de cornemuse, vielleux… et de certains accordéonistes. Les recueils écrits, en nous donnant un aperçu de strates plus anciennes, enrichissent notablement ce corpus de mélodies de style traditionnel. C’est donc dans le répertoire ainsi sélectionné qu’on pourra chercher un caractère de musique modale.
Exemples sonores (mélodies réinterprétées au violon par JM Delaunay) : voici quelques airs de danses pour illustrer la diversité de styles mélodiques qu’on peut rencontrer dans le répertoire d’un musicien traditionnel. Ces petits exemples sont puisés dans le vaste répertoire de deux violoneux emblématiques : Joseph Perrier sur le plateau de l’Artense en Auvergne, et Léon Peyrat dans les Monédières au cœur de la Corrèze en Limousin.
Joseph Perrier pouvait passer, dans son style personnel, d’une mélodie de bourrée très tonale, instrumentale et « brillante », telle la « Bourrée de Picherande »<player1329|button>, à une bourrée d’un tout autre caractère, beaucoup plus « modal » et lié au chant, « Las bravas e las laidas »<player1330|button>.
On peut reconnaître facilement des airs de style « bal champêtre », tels la « Mazurka de Joseph Rivet » ainsi que, trace peut-être d’une influence citadine plus ancienne, une marche de noces « Paire, maire, maridatz-me », de facture mélodique très semblable à quantité de contredanses en 6-8 de la fin du XVIIIe siècle . Dans le répertoire de Léon Peyrat, quantité de bourrées au cachet modal et rythmique très particulier, tels « Garda ton bon temps » voisinent avec des airs de danses de couple dont la couleur tonale d’origine transparaît parfois, colorée par les intervalles particuliers du violoneux, telle cette polka, la « Polka de Naves ».
En revanche, des airs de marches de noces instrumentales, basées sur des schémas courants dans les airs traditionnels du Massif Central (« Marche de Piau-long ») aussi bien que d’innombrables airs de chansons traditionnelles (« Le printemps n’est venu j’entends les alouettes») ont en commun ce caractère intemporel, qui les éloigne d’une influence citadine récente.
5.3) LA « TRANSPARENCE MODALE »
Il est clair que dans ces répertoires et ces pratiques populaires telles que nous pouvons les connaître, nous n’avons pas affaire à une tradition savante, porteuse d’un savoir explicite et d’un vocabulaire technique permettant de nommer des modes bien définis. On peut même avancer ici la notion de « transparence modale » des mélodies, qui au fil des versions, passant d’un chanteur à un autre, du chant à l’instrument, d’un instrument à un autre, changent d’intervalles, passant d’une couleur à une autre tout en conservant l’ossature mélodique qui les rend malgré tout reconnaissables. Combien de bourrées par exemple, sont-elles connues aussi bien dans des versions en mode majeur que dans différents modes mineurs, et dans des modes qui ne sont ni l’un ni l’autre. Pour les musiciens et leur public, il s’agit pourtant toujours de la même bourrée, seulement ressentie comme colorée différemment par l’individualité de l’interprète.
On voit donc que le mode en tant que tel n’est pas un critère central, ni même une donnée vraiment très consciente chez les acteurs populaires de cette musique. Ceux-ci, notamment les chanteurs et violoneux, qui de par la nature de leur instrument (touche lisse), peuvent réaliser toutes sortes de nuances de hauteur, ne s’en privent pas, réalisant des inflexions subtiles et mouvantes à des fins expressives et ornementales. Certains d’entre eux enrichissent les couleurs de leurs interprétations en opérant de petites variations de hauteurs sur certaines notes, d’un couplet à l’autre, d’une interprétation à l’autre d’une même mélodie. Cette pratique ne saurait s’enfermer tout à fait dans des modes délimités ou dans une théorie.
5.4) UN « SON » MODAL
On ne peut donc pas décrire notre musique comme basée sur une modalité consciente et organisée. En revanche, ce qui est frappant quand on prend connaissance d’un grand nombre de sources (collectages écrits à partir du XIXe siècle et enregistrés du XXe, enregistrements des musiciens auvergnats de Paris, pratiques actuelles de groupes revivalistes folkloriques, folk ou « trad »), c’est la richesse, la variété et la force des couleurs mélodiques traditionnelles, puis leur appauvrissement dans une grande partie du revivalisme. Réduction au seul mode majeur et à quelques archétypes, plus ou moins influencés par le musette, chez les groupes folkloriques et le « néo-folklore » des thés dansants ; harmonisations et arrangements envahissants et création de nouveaux stéréotypes, irlandisants, jazzys ou autres, chez les groupes folk et « trad » : dans tous les cas, harmonisations et normalisation des gammes.
Cette différence fondamentale de son, voire de répertoire avec le revivalisme, nous fait prendre conscience par la négative, de l’importance de la couleur modale chez les anciens chanteurs et musiciens. Les échelles particulières, non tempérées, et les climats musicaux générés par ces inflexions, ont une part essentielle dans l’émotion qu’ils dégagent.
A défaut d’une modalité théorisée et organisée, nous en avons bien à mon avis le matériau de base : une riche palette d’échelles, de modes en puissance, aux couleurs varièes et typées. Il appartient aux musiciens actuels de prendre conscience du potentiel de ce matériau musical, à condition de savoir respecter les conditions de cette diversité : nuances microintervalliques, incompatibles avec le tempérament égal, et défectivité de certaines échelles. C’est en développant une finesse d’écoute et de jeu, et en assumant consciemment certains choix esthétiques et instrumentaux, qu’on pourra exploiter pleinement les ressources de ces répertoires traditionnels, y compris pour toutes sortes de développements et créations.
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