Entretien sur la danse traditionnelle en Limousin et le collectage avec Françoise Etay, Professeur au CNR de Limoges et responsable du département de musique traditionnelle.
Françoise Étay qu’est-ce qui vous a motivée à collecter la danse en Limousin, depuis le début des années 80 ?
D’abord, j’avais envie d’asseoir ma pratique et mon enseignement de la danse limousine sur des bases « réelles », vraiment ancrées, enracinées. Or, j’ai constaté assez rapidement que la danse que je pouvais observer dans les milieux que j’appellerais traditionnels – des milieux ruraux qui sont héritiers d’une tradition remontant à plusieurs générations, même si celle-ci s’est transformée, évidemment, au cours du temps – était d’une richesse et d’une complexité bien supérieures à ce que je voyais dans les bals folk ou les spectacles folkloriques.
Ma deuxième motivation, ça a été la curiosité, le désir de savoir ce qu’avait été, ou était encore, la danse traditionnelle à l’échelle régionale. Cette connaissance s’est élaborée un peu comme un puzzle, par petites pièces. Je ne peux pas dire que j’aie à présent une vision absolument claire du puzzle, il y a des zones entières qui sont encore à l’état de « trous » et je me suis aperçue aussi qu’au fil des années, il y avait des endroits où certaines formes avaient connu quelques mutations. Les choses sont donc assez complexes à analyser. Mais, heureusement, j’aime beaucoup l’analyse, et en particulier celle des documents filmés et des documents sonores. Avant qu’on ait enfin la chance de pouvoir faire des films, il était très difficile de comprendre ce qu’était réellement la danse traditionnelle ici. De même qu’il serait bien difficile d’avoir une idée un peu riche, un peu subtile du jeu et du style des violoneux ou des chanteurs, si on n’en avait pas d’enregistrements.
La pratique de la danse en Limousin se différencie-t-elle de celles des régions avoisinantes et danse-t-on de façon identique à l’intérieur du Limousin ?
Non, le Limousin n’est pas du tout homogène et je suppose que les autres régions ne le sont pas non plus. Il y a quand même des formes que j’ai rencontrées, avec un peu de surprise, d’ailleurs, sur presque toute la région, mais les styles, eux, sont vraiment diversifiés : entre le nord de la Creuse et le massif des Monédières, on a deux mondes complètement différents. Et le massif des Monédières et le plateau de Millevaches, bien que plus proches géographiquement, sont aussi très différents. Même à l’échelle du plateau de Millevaches on peut observer, encore, que le style n’est pas le même à l’est qu’à l’ouest. Les tempos, aussi, varient largement. Je vois donc le Limousin comme une espèce de mosaïque à grands carreaux. Mais, plus que les formes, ce qui me paraît caractéristique de la région, c’est l’intensité qu’il y a dans la danse, surtout, bien sûr, la bourrée, en certains lieux. On peut y être témoin d’une forte concentration du danseur, qui l’enferme sans doute plus ou moins dans un monde intérieur et lui permet de beaucoup varier pas et progressions. J’ai parfois ressentie cette force comme voisine d’une sorte de violence. Et ça n’empêchait pas toujours l’élégance. Au niveau de la musique, dans les interprétations des [violoneux corréziens->art23], il y a aussi souvent une intensité très particulière, très dynamique.
À partir de votre expérience de collectage, quel regard portez-vous sur la relation musique/danse ?
C’est un peu difficile à expliquer. Dans la plupart des régions de bourrées, comme dans quasiment tous les spectacles folkloriques, on voit qu’à des phrases mélodiques correspondent des figures précises, et qu’à l’intérieur des figures, des parcours définis se superposent exactement à des motifs mélodiques bien carrés. Or, les collectes que j’ai faites en Limousin montrent que dans la région, la bourrée n’a, dans la plupart des cas, qu’une seule figure, et que cette figure n’est que très rarement dansée sur un nombre de mesures multiple de quatre, alors que la majorité des phrases mélodiques jouées par les musiciens sont construites sur des carrures de quatre mesures. Il y a donc une indépendance de la progression musicale et de la progression dansée. Ce sont deux logiques différentes. L’adéquation musique/danse se fait au niveau du pas de la bourrée, c’est à dire de la cellule musicale minimale qu’est la mesure. Mais il y a des échanges d’énergie qui se produisent entre le musicien et le danseur. Si un musicien joue de façon plate, varie et accentue peu son jeu, il sera difficile pour le danseur d’avoir une interprétation dynamique et tonique. Son parcours sera un peu nonchalant, ce qui peut avoir son charme, bien sûr, aussi. Mais si le musicien maîtrise parfaitement un tempo métronomique intérieur rapide, qu’il sait faire passer régulièrement de l’énergie dans son jeu, en faisant alterner tensions et de détentes, le danseur lui-même pourra mettre de l’intensité dans son interprétation et multiplier les variations.
Cette énergie est-elle propre aux danses traditionnelles ?
À mon avis, s’il y a une musique que l’on peut comparer ou rapprocher de la musique traditionnelle, c’est le jazz, pour ce qui est du rapport au rythme. Mais il n’y a que dans le monde des musiques traditionnelles que la danse peut induire la transe. En Limousin, évidemment, je ne pense pas que la bourrée ait jamais conduit qui que ce soit à la transe, mais je suis sûre, quand même, que certains des meilleurs danseurs atteignent un état qu’on pourrait qualifier de « transcendance ».
Quel enseignement global retirez-vous de ces expériences de collectage sur la pratique de la danse traditionnelle ?
On peut en tirer bien des conclusions différentes. Pour moi, une des plus importantes, c’est que nous sommes toujours, à la fin de ce vingtième siècle, comme il y a vingt ans, dans une situation d’ethnologie d’urgence. Il y aurait beaucoup de recherches et de collectes à faire. On voit bien à quelle vitesse le désert avance dans les campagnes du Limousin. Mais, en même temps, on peut donc aussi constater que toute une culture est encore présente, observable, vivante, même si elle semble parfois terriblement malade, alors qu’à la fin du 19ème siècle, déjà, on répétait que tout était presque fini. Les choses disparaissent plus lentement qu’on ne pouvait le craindre, mais elles disparaissent quand même. À présent, beaucoup d’ethnologues, et d’ethnomusicologues, se sont reconvertis dans l’étude de cultures urbaines, car la société, en un siècle, a complètement basculé, et ce à l’échelle mondiale : les ruraux sont devenus très minoritaires. Et il y a certainement beaucoup d’enquêtes intéressantes à conduire sur la techno, le hip-hop ou le rap. Mais moi ce que j’aime vraiment le plus, c’est la danse, la chanson et la musique traditionnelles. Et je me réjouis de vivre en Limousin, région si riche et étonnante en ce domaine.
Propos recueillis par Dominique Meunier (CRMTL) pour les Nouvelles Musicales en Limousin, n° 62, janvier-mars 2000.