Requiem pour un chant disparu
Témoignages anciens sur le chant de plein air en Auvergne-Limousin-Périgord
Au fil des préfaces ou des commentaires de leurs recueils, les anciens collecteurs de chansons de tradition orale nous livrent parfois un peu plus qu’une matière musicale et textuelle : ces témoins de pratiques qu’ils sentent déjà en perdition, décrivent (hélas bien trop rarement) certains contextes particuliers du chant, ainsi que quelques éléments descriptifs de l’interprétation.
Il est aujourd’hui facile de sourire du lyrisme désuet de certains de leurs commentaires, ou bien de suspecter leurs auteurs d’exagération militante. Il reste qu’affleure parfois dans leurs écrits une émotion réelle devant ce chant paysan, vivant dans son contexte rural d’une façon qu’on a du mal à imaginer aujourd’hui. Les souvenirs personnels de l’un ou de l’autre, même magnifiés par la nostalgie, restituent un émerveillement sincère devant la beauté et la puissance de chants inscrits dans le paysage et les saisons.
A nous qui vivons la musique essentiellement en salle, quand ce n’est pas par l’intermédiaire de hauts-parleurs, il est essentiel de rappeler qu’il a existé des chants appartenant à tous, en symbiose avec les espaces et les périodes de la vie. Dans un article à venir, je tâcherai de donner des exemples dans d’autres régions du monde, où des pratiques similaires peuvent s’entendre actuellement.
ABBÉS CASSE ET CHAMINADE (« Les vieilles chansons patoises du Périgord » 1903)
« Hâtons-nous de cueillir les fleurettes musicales écloses sur le sol périgourdin : elles se meurent dans un oubli immérité.
Jadis, – au temps des foins et des labours, de la moisson et de la vendange, – les joyeux refrains résonnaient dans le fond des vallons et sur la cime des côteaux. Les gentes pastourelles, – tout en filant leur quenouille et gardant leurs troupeaux, – animaient de leurs chansons les riants bocages. Durant le sombre hiver, les grands-pères égayaient les longues veillées par le récit d’un conte badin et les robustes gars y répondaient par de pimpantes ritournelles.
Aujourd’hui (triste signe des temps!) un morne silence règne sur la campagne : on ne chante plus ou guère s’en faut. »
« Cette simplicité voulue s’explique sans peine. Remarquez en effet que tous prennent part au chant et qu’en même temps tous travaillent ferme. Il fallait donc inventer une poésie et une musique rudimentaires, de nature à ne pas exiger grand effort de mémoire et capables pourtant de soulager et d’encourager les travailleurs.
Voici comment s’organise le chant. Le coryphée ou conducteur entonne le premier vers et tous le répètent, puis le second vers que tous répètent également. D’autres fois on se répond de colline à colline. Ainsi le coryphée est seul chargé d’avoir de la mémoire pour les camarades. C’est enfantin, si vous voulez. Eh !
Bien, malgré cela, on imaginerait difficilement l’effet obtenu : il est étonnant. »
Commentaire sur un chant de moissons :
« La voix des paysans s’éternise sur les finales : l’effet est saisissant. »
Citation d’un témoignage de M. L. de Lamothe (dans « Annales de l’agriculture, juin 1891)
« Mes souvenirs d’étudiant s’éveillent. Je me reporte aux temps lointains de ma jeunesse et je crois voir une de ces longues files de jeunes gens qui, le 31 Déc. Au soir, allaient de bourgade en bourgade, de maisons en maison dans nos campagnes, chantant Lou guillonéou. Je me rappelle aussi l’impression que produisit en moi l’une de ces théories que je rencontrai dans la solitude qui règne de la Rampinsolle jusqu’auprès de Périgueux au dessous de Tout-Vent. Elle descendait des sentiers, couvrant de ses replis nombreux les pentes, puis le vallon, puis l’Ecorne-Boeuf, à la cime duquel elle se déroulait en tournant autour des débris d’un vieux peulven, puis disparaissait pour aller aboutir à la fontaine de Vésone, berceau de notre vieille cité, et gagner la ville en traversant la rivière au bac de Campniac. Ces lumières, leur jeu, l’accord grave et doux des accents qui m’arrivaient tantôt vifs, tantôt atténués, les lieux que parcourait ce cortège, le calme de l’air , la neige qui blanchissait le sol, rayonnant dans l’éclat mystérieux des lueurs du ciel, étaient bien faits pour émouvoir. Garçons et jeunes filles allaient frapper à toutes les portes, et toutes les portes s’ouvraient devant eux ; on leur donnait de modestes étrennes, car c’était la veille du premier de l’an. »
JOSEPH CANTELOUBE (« Anthologie des chants populaires français – Haute-Auvergne » 1949)
« Les chants les plus curieux de l’Auvergne sont les chants de plein vent, servant comme de rite aux grands moments de la vie rustique, tels les labours et les moissons. Les chants de labours sont appelés grandes. Comme le briolage berrichon, ils sont destinés à exciter au travail les animaux de labour, mais en Auvergne, ils n’ont pas de paroles et consistent en une mélodie très large, psalmodiée sur de simples onomatopées et qui s’harmonise à merveille avec le pas lourd et lent des bœufs au travail. Cette mélodie, très variable, n’en constitue pas moins un thème musical ayant un sens très précis et dont les périodes s’équilibrent parfaitement. Dans les soirs d’été, quand les bouviers rentrent les chars de foin, ou bien à l’automne, lorsque les laboureurs ouvrent les sillons dans les vallées ou sur les pentes, ce chant peut parfois s’entendre. Son austère et rude grandeur s’accorde d’émouvante façon avec les caractères du sol de l’Auvergne dont il semble la puissante voix. (…)
Les Chants de moisson sont analogues, mais ils comportent des paroles (…). Le suivant (…) est un peu étrange, mais non moins magnifique et puissant.
Les plus beaux de tous sont les chants appelés bayléros, dialogues de bergers. D’un sommet à un autre, les bergers se répondent, se renvoyant la mélodie à pleine voix à des distances parfois très grandes. Le chant est ainsi porté par la brise au-dessus des rivières, vallées et collines et fait corps avec le paysage, avec la nature à qui il emprunte la plus grande partie de sa poésie. La dialogue est souvent improvisé sur les notes invariables de la mélodie : tantôt c’est un chapelet d’injures, tantôt des plaisanteries, tantôt un dialogue amoureux. Tel celui que je recueillis près de Vic-sur-Cère (Cantal). Une jeune bergère chantait tout près de moi derrière une haie, sans me voir. Un berger lui répondait d’infiniment loin, dans le calme absolu des hauts sommets, par un admirable crépuscule d’été.
Ce genre de chant n’existe que dans les pays de vie pastorale et dans les régions de montagnes, car, destinée à porter au loin, la voix doit être lancée d’un sommet. »
HENRI DONIOL (« la Basse-Auvergne » 1900)
« Qui n’a entendu nos laboureurs dans les premières heures du jour, quand la nature s’éveille, les bergers à la tombée du soir, lorsque entrant dans le repos son calme transmet les moindres bruits en notes limpides ; qui n’a pas écouté ces chants à pleine voix, dont la phrase grave, lente, monte doucement dans l’air ? Qui a traversé nos plaines au temps de moisson ou de vendange, sans se plaire aux joyeuses troupes de femmes qui , une fois le soleil descendu au couchant et ses rayons éteints, entonnent dans les plus hauts registres, à l’unisson ou en parties, une longue chanson à refrain, sorte de ballade à personnages qui se répondent, ou bien récit interminable d’aventures imaginaires? »
« Parfois un vrai planh provençal, triste, lamentable comme ceux des troubadours, le chant des environs de Thiers, par exemple, où, dans une mélodie large, languissante d’une harmonie singulière, le poète prend presque le ton épique et convie la nature à entendre ses accents.
Ces chansons récitatives, nombreuses en chaque localité, sont particulièrement les chants du travail. Vous les entendez monter des plaines, apportées par le vent du matin sans que la brise en dérobe une seule note. Il en est de certaines, au sens du laboureur, qui possèdent la vertu d’encourager l’attelage. Aussi, tous indistinctement ne chantent pas celles-là ; elles s’appellent la chanson du bouvier, et c’est lui qui les dit parce que sa voix est connue de toute l’établée, tandis que près de lui le maître laboure silencieux et que les autres valets chantent, sans souci de l’accord, quelque complainte ou quelque autre pièce de caractère différent. La chanson du bouvier se compose habituellement d’une première idée rendue en un ou deux vers qui se répètent, puis dune seconde, conséquence ou suite de la première et exprimée par un ou quatre vers, enfin d’un refrain sans paroles, toujours long et à reprises. Trente, quarante couplets se succèdent ainsi, et quelquefois le chanteur, lancé, en ajoute qui , bientôt répandus, prennent rang sans conteste.
Hormis les moments où l’éclat du soleil accable la nature, il n’y a guère d’heures, dans le courant du jour, où la chanson rustique ne frappe nos échos. Pendant le travail, bêtes et hommes sont animés par elle, soutenus par sa cadence lente comme le pas des bœufs. Dans son stationnement obligé au milieu des champs, le berger la dit à pleine poitrine, pensant de sa voix peupler sa solitude. Elle s’entend surtout lors des récoltes, aux fenaisons, à moissons, à vendanges. Ce sont alors les femmes qui la chantent ; rarement les hommes se mêlent à elles, si ce n’est dans les refrains ; leur tour vient plus tard , quand, la journée finie, ils regagnent le gîte. Ou bien c’est dans les soirées de l’automne, après le souper ; la lune répandant ses rayons sur la campagne au repos, les hommes suivent par bandes les rues du village en jetant à la sonorité de la nuit, de toute la puissance de leurs voix unies dans le même son, les files infinies de la chanson en vogue ; car chaque année a ses chants de préférence. Que de fois, dans les soirées calmes de l’arrière-saison, je me suis plu à écouter ces voix vibrantes passant près de moi, ou qui, de tous les points de la plaine, m’envoyaient leur large harmonie sur les ailes tranquilles de l’air, voilée par la distance ; elles semblaient celles de choeurs fantastiques dans un rêve. Gais chanteurs du soir après la journée finie, ils seraient encore les travailleurs vaillants du lendemain, pouvant ainsi chanter après et devant toutes les sueurs de leur corps ! Peu à peu, les chants étaient affaiblis, s’éteignaient ; on n’entendait plus que le pas de quelque cavalier sur la route, accompagné dans sa marche par le jappement des chiens de parc. Eux aussi se taisaient, et l’astre des nuits régnait seul sur la nature endormie, grandissant les objets sous sa vague clarté dans un silence imposant. »
« Tout à l’heure, je parlais du chant du laboureur, chant doux, large, dont la cadence suit le pas des bœufs, et que la brise emporte au loin accordé au calme de la nature. J’ai rappelé ces naïves mélodies narratives, que disent les gardeurs de troupeaux sur les collines ou dans les plaines, et que les jeunes travailleurs, comme pour bercer leur fatigue, répètent le soir en tenant longtemps les points d’orgue qui coupent ou qui terminent les couplets. (…) A part les mélodies qui s’appliquent à des paroles satiriques ou plaisantes, et qui sont alors brèves, vives, rapides, leur caractère général est l’ampleur des sons, la lenteur du mouvement, une construction directe avec une certaine monotonie des notes, le fréquent retour des suspensions et ses (est-ce une coquille pour « des »? note de JMD) points d’orgue. Aussi n’ont-elles d’autre instrument d’exécution que la voix, le plus large, le plus vibrant de tous (…). »
FRANÇOIS CÉLOR (« Chansons et bourrées limousines » 1902)
« Les paysans et les paysannes chantent les Moissonneuses le soir, au retour des champs, en alternant chaque couplet. Nos paysans les « dolou » (1) toujours à pleine voix et dans la tonalité la plus élevée de leur « gourdgier » (2).
L’expression chez eux consiste surtout dans un certain chevrotement de la voix : « tredolou » (3).(1) Doular, chanter très fort.
(2) Gosier.
(3) Tredoular, faire trembler la voix. »
« L’air de cette moissonneuse est délicieux et produit toujours une impression profonde lorsqu’on a le grand avantage de l’entendre chanter de loin. Cet air antique, à l’allure large, calme, éveille toujours en moi le souvenir de nos généreux pères travaillant lentement, mais sans se lasser, à leur dur labeur. Il y a communion intime entre cet air et l’écho de nos belles montagnes, de nos chères vallées. »
JOHANNES PLANTADIS (« La chanson populaire en Limousin » 1898)
« Sur les routes poudreuses, dans la montée des côtes, le passage des sentes, sous bois ou dans la lande, le paysan jette aux échos du vallon sa chanson. C’est sa façon à lui de se tenir compagnie, de se donner même du courage, dans la crainte de rencontrer sur son chemin, la nuit, quelques esprits malins,quelques bêtes surnaturelles malfaisantes. Il la crie sa chanson,plutôt qu’il ne la chante, à pleine voix, emplissant ainsi la solitude qui l’environne. Il vocalise les finales, les prolonge autant que sa respiration le lui permet, dans un léger tremblotement de la voix, qu’il accentue en mettant un doigt dans l’oreille et en le secouant. »
« Rarement, nos paysans élèvent la voix quand ils travaillent. Cependant, les soirs de juin, après la tombée des gerbes, quand la nuit descend lentement sur l’aire des moissonneurs, que la lune met aux arbres un lumineux frissonnement, que le ciel se diamante d’étoiles, en la poussière des nébuleuses, la brise fraiche apporte sur son aile légère, les mesures lentes, cadencées, d’une mélopée étrange, que chante l’unisson des voix mâles alternant avec le choral cristallin des femmes et des enfants. »
« Sur les hauts plateaux de la Corrèze, avoisinant l’Auvergne,vous entendez souvent une large mélopée sans parole, tantôt en mode majeur. tantôt en mode mineur, qui se déroule lentement et avec éclat : C’est la Grande. Les paysans, menant leur attelage pesant de boeufs, la chantent sur les routes et dans les landes, à la tombée du jour, comme pour peupler la solitude qui les environne et annoncer leur retour à ceux qui les attendent sous le chaume. »
Nous finirons avec un texte concernant une autre région, le Berry, mais évoquant les mêmes faits :
GEORGE SAND (Chapitre 2 de La Mare au diable, 1846)
« Ce chant n’est, à vrai dire, qu’une sorte de récitatif interrompu et repris à volonté. Sa forme irrégulière et ses intonations fausses selon les règles de l’art musical le rendent intraduisible. Mais ce n’en est pas moins un beau chant, et tellement approprié à la nature du travail qu’il accompagne à l’allure du bœuf, au calme des lieux agrestes, à la simplicité des hommes qui le disent, qu’aucun génie étranger au travail de la terre ne l’eût inventé, et qu’aucun chanteur autre qu’un fin laboureur de cette contrée ne saurait le redire. Aux époques de l’année où il n’y a pas d’autre travail et d’autre mouvement dans la campagne que celui du labourage, ce chant si doux et si puissant monte comme une voix de la brise, à laquelle sa tonalité particulière donne une certaine ressemblance. La note finale de chaque phrase, tenue et tremblée avec une longueur et une puissance d’haleine incroyable, monte d’un quart de ton en faussant systématiquement. Cela est sauvage, mais le charme en est indicible, et quand on s’est habitué à l’entendre, on ne conçoit pas qu’un autre chant pût s’élever à ces heures et dans ces lieux-là, sans en déranger l’harmonie. »