Entretien sur les rapports texte/voix avec Anna Auzeméry

À l’occasion de la réflexion engagée sur les rapports texte/voix dans différentes pratiques, nous avons rencontré, Anna Auzeméry, qui prépare actuellement une thèse
consacrée à la chanson à l’Université de Limoges. Outre cet imposant travail en cours, Anna Auzeméry a rédigé
un mémoire de maîtrise en Lettres Modernes consacré à Jacques Brel et Georges Brassens (chansons de Brel et
de Brassens. L’institution d’un auditoire. Essais de comparaison), et un mémoire de D.E.A. sur la chanson sociale
de 1830 à 1914 : un exemple d’initiation révolutionnaire. Nous l’avons interrogée sur son travail actuel et sur
l’éclairage que ces deux travaux universitaires antérieurs peuvent donner à cet axe de réflexion le texte/voix.

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_ NML : Présentez-nous les travaux universitaires sur lesquels vous avez travaillé.
_ Anna Auzeméry : L’année de maîtrise, j’ai travaillé sur
le répertoire de Brel et celui de Brassens et j’ai
effectué une comparaison en travaillant sur les
différentes qualités que les deux présupposaient de
leurs auditeurs et les rapports qu’ils entretenaient
avec l’auditoire. Cela m’a permis de mieux connaître
la chanson d’après la guerre, la chanson rive gauche
et la chanson à texte. Ensuite, pour le D.E.A., j’ai
travaillé sur le répertoire de la chanson sociale de1830 à 1914 en entendant par chanson
sociale tout ce qui est appelé
habituellement chanson politique,
révolutionnaire, protestataire,
contestataire. C’était une analyse textuelle
dans laquelle j’ai analysé comment les
stratégies de persuasion, la parole qui
veut convaincre, la parole de propagande
prend une forme particulière dans la
chanson. Actuellement j’ai commencé une
thèse il y a deux ans et demi, et je garde la
même époque, c’est-à-dire avant 1914, je ne travaille plus directement sur les textes des
chansons mais sur le discours critique tenu sur la
chanson entre 1860 et 1914.
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_ NML : Ce qui veut dire que vous travaillez sur quel matériaux ?
_ A. A : A l’époque le support, c’est le « petit format »,
une copie de quatre pages, avec sur la couverture,
une illustration et le titre, à l’intérieur le texte et parfois
la partition et souvent au dos d’autres succès du
même artiste. Je travaille aussi sur la presse de la
chanson et pour me taire une idée plus précise du
répertoire, j’ai beaucoup bénéficié de la dernière
publication de « l'[Anthologie de la chanson française
enregistrée de 1900 à 1920->https://www.poetesetchansons.com/pagesdisques/anthologie/antho.htm] » qui est sortie chez EPM
qui a nettoyé, rendu plus accessible et surtout plus
audible des enregistrements qui remontent à 1895
pour les premiers. Cela me donne une idée du style
de chanson, de diction et d’orchestration de cette
époque-là. Je travaille également sur les discours
critiques, les discours d’escorte comme on les appelle aussi, en consultant les recueils, et notamment les
préfaces, les discours, les articles parus dans la
presse de la chanson, autour de plusieurs titres
comme Les chansonniers de Montmartre, Paris qui
chante, Album musical… Je m’intéresse aussi aux
Mémoires, aux autobiographies de chansonniers, qui
sont parfois à prétentions historiques ou historiennes
et qui ne font pas que retracer leurs parcours
biographiques particuliers mais donnent des
biographies, des renseignements sur tel ou tel de leur
collègue chansonnier, parfois même des jugements et
là cela devient très intéressant.
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_ NML : Votre travail de thèse est une étude descriptive ou analytique ?
_ A. A : C’est à prétention au-delà de la
description, mais du fait que j’étudie sur
un domaine qui est un peu particulier,
marginal, à l’intérieur d’un cursus de
Lettres, on a plus besoin pour soi-même
et pour l’auditoire qu’on se suppose, de
présenter les matériaux sur lesquels on
travaille. La direction de travail se veut problématique : il s’agit en ayant analysé les articles,
préfaces, mémoires, histoires de la chanson, de les
comparer, de les mettre en perspective, pour voir
comment dans le discours porté sur la chanson on
peut lire des enjeux et des idéologies sur la culture, sur Culture et Peuple, et sur le peuple et sa prétention à la culture. J’aimerais les mettre en perspective et essayer de voir comment la diversité, voire la divergence entre différentes appréciations de la chose chantée peuvent se lire plus fondamentalement à travers des diversités ou des
divergences de points de vue plus globaux sur
culture/peuple, ou poésie/chanson. C’est en effet un
débat assez fréquent de mesurer la chanson à l’aune
de la poésie écrite et d’en faire le critère qui différencie
la qualité ou la moins bonne qualité de tel ou tel
répertoire. Il y a aussi le problème de la culture de masse quand la
chanson entre dans la culture de masse, avec le café-concert vers 1860, on voit que le fait que les masses, les foules, inventent ou créditent un nouveau répertoire, pose un nouveau problème, qui au même moment se pose dans d’autres domaines de la culture en France.
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_ NML : Et quelles autres différences peut-on retrouver ?
_ A. A : Il y a des mépris condescendants qui sont très
en vogue à l’époque, qui sont quasiment un cliché, le
mépris pour le café-concert, « l’ineptie du café-concert », deux mots qui vont souvent ensemble,
qu’on voit dans un tas de commentaires, de préfaces.
Inversement la chanson des cabarets artistiques de
Montmartre qui apparaît à peu près vers 1880 est
créditée d’une valeur artistique voire littéraire et
poétique plus volontiers, elle est souvent vantée pour
sa ressemblance, sa proximité vers la poésie ou
l’écriture littéraire. Il y a des points de vue un peu particuliers qui sortent de cette
dichotomie entre qualité littéraire
et succès populaire, il y a les gens
de la sphère de la chanson sociale,
de chansonniers militants dans les
partis socialistes, anarchistes, les
courants libertaires, ouvriers. Ces
gens se posent la question de
tenter d’inventer une forme de
chanson qui serait un succès populaire et qui ne serait pas un abêtissement pour
les masses, et qui ne serait pas non plus réservée à
une minorité des cabarets artistiques, minorité à
prétention poétique, même si les sphères ne sont pas
aussi étanches que j’ai l’air de les présenter. Il y a
aussi les chercheurs ou des chansonniers, qui
valorisent le répertoire folklorique ou traditionnel, on entend par là la chanson qu’on arrive difficilement à
dater et dont on a l’impression qu’elle vient du fond des
âges, et en même temps qui n’est entrée ni dans la
sphère commerciale, ni dans la sphère de la création
artistique ou poétique.
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_ NML : Après cette présentation de vos recherches
actuelles, et au regard de votre mémoire de maîtrise,
quelles sont les caractéristiques de Brassens et celles de
Brel sur ce rapport entre teste et musique

_ A. A : En ce qui concerne les orchestrations, Brel fait
partie des interprètes qui les mettent très en valeur. Il y
a de très nombreux instruments, et
des couleurs, des ambiances qu’il fait
passer par les orchestrations, les
instruments et les différences de
tempi. A l’opposé, Brassens est
partisan de l’orchestration réduite,
non en terme de qualité mélodique ou rythmique, mais
les arrangements sont absents. Je le ressens comme
un spectacle moins total, qui prend moins l’auditeur
dans son monde, Brassens impose moins un univers
musical. Il y a la façon aussi d’être en scène, de vivre de
l’intérieur l’interprétation et de la jouer de Brel, opposé
à la sobriété, à l’absence de jeu de Brassens. J’ai
travaillé aussi sur des vidéos de concerts, et comme
sur le disque, il y a un jeu d’interprétation de la voix,
des modulations de la voix qui sont assez prégnantes
chez Brel et en retrait chez Brassens, qui dit son texte
parfaitement, avec des mélodies parfaites aussi. La
façon dont Brassens capte son auditoire, je dirais qu’elle
est moins « tyrannique » que celle de Brel, même si je
suis complètement comblée par les deux
interprétations.
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_ NML : On comprend bien que Brel travaille l’emphase,
tant au niveau de l’orchestration qu’au niveau vocal ou
que dans le jeu de scène, et on peut peut-être trouver ici la
clef de l’effet sur le public. Quel serait a contrario la clef de Brassens ?

_ A. A : Je ne suis pas sûre d’avoir une clef mais ce serait
peut-être sa virtuosité, sa mesure parfaite, et la mélodie
parfaite. Ce qui séduit, c’est le dépouillement des
arrangements et de l’interprétation gestuelle et vocale
qui est réduite au plus simple système.
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_ NML : Est-ce que le répertoire de l’un serait adaptable on
répertoire de l’autre avec les mêmes effets, dans le même
contexte ?

_ A. A : On peut faire des reprises, mais il me paraît
impossible de reprendre des chansons sans tenir
compte du premier interprète qui les a proposées au
public et les répertoires me semblent difficilement
interchangeables. Il y a tout l’aspect chanson
dramatique de Brel qui apparaît moins souvent chez
Brassens qui raconte une histoire mais ne la joue pas.
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_ NML : Cela peut expliquer qu’on ait plus repris Brassens que Brel ?
_ A. A : C’est vrai, même dans des atmosphères de
groupe, quand on veut chanter on s’attaque à
Brassens, pas à « Je vous ai apporté des bonbons ». Les
chansons de Brassens me semblent se prêter plus à la
réinterprétation, à la réappropriation par d’autres
interprètes que Brel. Brel a beaucoup plus laissé sa
marque personnelle.
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_ NML : Ce qui frappe, c’est la façon dont Brel se joue du
temps musical en tout cas apparent, mis en évidence par
le rythme des mots ou le rythme de l’orchestre, avec une
série de va et vient, un temps l’orchestre disparaît, un
autre un crescendo apparaît qui met en évidence ce temps
musical, alors que chez Brassens, il y a une dictature du
rythme.

_ A, A: Brassens n’utilise pas la mélodie, ni le rythme, ni
sa voix, ni sa diction pour suggérer des tableaux,
tandis que Brel c’est de l’art total, cinématographique, il
n’y a pas que les mots ou que la mélodie, il y a des
variations, des mouvements des différences d’orchestration qui sont là pour suggérer des
impressions, pour mettre l’auditeur dans un état
d’esprit particulier.
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_ NML : Venons-en a votre travail de D.E.A. Si on garde la même problématique, est-ce qu’il y a un rapport différent entre texte et musique sur ce type de chanson ? Est-ce
qu’une bonne chanson engager est d’abord une bonne
chanson ?

_ A. A : C’est une bonne chanson parce que je pense que
pour que ça marque, pour que ça reste – puisqu’on est
quand même dans des stratégies de persuasion – il faut
que la musique porte le texte et reste
aussi dans l’esprit, dans les mémoires.
Pour les créateurs de l’époque, la
chanson c’était un texte et une musique
mais qui ne formaient pas un
assemblage unique, de façon très
fréquente au moins jusqu’en 1914. La chanson
politique, qui est souvent une chanson d’actualité, était
souvent écrite sur un timbre, c’est-à-dire une mélodie
connue qui avait déjà servi pour un autre texte et qui
pouvait resservir une infinité de fois. Inversement, ce
n’était pas au hasard qu’on écrivait ce texte sur ce
timbre. Je pense au timbre de l’internationale qui
servait pour un certain type de message qu’on
n’écrivait pas sur le timbre du Temps des cerises ou sur celui de la Marseillaise.
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_ NML : Qui chantait ce répertoire-là ?
_ A. A : Avant
1860-1870, la
chanson n’est
pas encore un
spectacle, elle
n’existe pas
comme tel.
C’est avec le
café-concert
qu’apparaît la
chanson spectacle, donc des artistes, des professionnels. Avant, il
y a la transmission orale, la chanson de rue et
l’importance des sociétés chantantes, qui étaient des
réunions amicales qui ressemblaient à des associations,
souvent liées à des repas et des cafés. Avec le café-concert apparaissent des vedettes et des professionnels
même si le répertoire de la chanson engagée compte
moins de vedettes que le répertoire de variétés. Parmi
les vedettes entre 1900 et 1914, on trouve des
chanteurs comme Gaston Monteus chansonnier dit
« humanitaire » qui a été une vedette, ou Jean-Baptiste
Clément qui a écrit les paroles du Temps des cerises,
qui était très engagé et avait une activité journalistique,
ou Eugène Pottier.
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_ NML : Les contenus même des textes parlent de quoi ?
_ A. A: Le but, c’était de montrer qu’il y a des propos très
différents dans une chanson qu’on reconnaît comme
engagée. Il y a parfois des chansons qui sont bâties
autour de l’anecdote d’une injustice et qui en font une
petite histoire, une petite pièce, et il y a d’autres
chansons qui sont très programmatiques, on entend
des phrases politiques. Ça ressemble à des
programmes politiques mis en chanson avec des rimes
et les mêmes syllabes. Celles qui vieillissent le mieux
sont celles qui sont bâties autour d’une anecdote, qui
racontent une histoire avec un propos plus ou moins
pathétique et puis un refrain qui laisse entendre la
nécessité de la révolte.
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_ Propos recueillis par Ricet Galet et Jean Lafitte pour les Nouvelles musicales en Limousin, n° 59, mai-juin 1999.