Entretien sur les rapports texte/voix avec Félicie Verbruggen

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Musicienne du groupe Alamont (ALAMONT « De prime abord », CD Silex/Auvidis ; CHABRETAIRE A LIGOURE, « Une rencontre de cornemuses en Limousin », CRMTL 002.) formatrice, enseignante, Félicie Verbruggen est également l’une des meilleures interprètes de la chanson traditionnelle. En s’appuyant sur le travail musical qu’elle a entrepris avec Jean-Jacques Le Creurer sur des textes du poète creusois Bernard Blot, nous avons essayé de comprendre avec elle les rapports qui lient texte et mélodie, fond et forme, musicalité et sens dans sa conception de la chanson traditionnelle.

NML : Quel est votre itinéraire et votre pratique de chanteuse
Félicie Verbruggen : J’ai toujours chanté, notamment des chants religieux en Hollande, mon pays d’origine. Chanter, c’est quelque chose que tu fais naturellement quand tu fais de la musique. Je me suis rendu compte que quand j’anime des stages, je suis toujours en train de chanter, mais quand je donne une phrase musicale, les gens prennent leur instrument pour essayer de la reproduire mais ils ne la chantent pas. Les gens ne chantent vraiment pas assez ! Je me suis longtemps dit que dans ma façon de chanter, les paroles n’ont pas beaucoup d’importance, que je me laisse porter par la mélodie, même si je ne veux pas aller jusqu’à chanter des chansons qui n’ont rien à dire : la petite bergère qui tombe amoureuse, ça ne m’intéresse pas. En revanche, il y a quand même des chansons où le texte n’a pas énormément d’importance mais où il coule facilement, et c’est ce qui m’a toujours plu dans la chanson traditionnelle. Je pense qu’on reconnaît très bien les chansons traditionnelles parce que, quand elles sont vraies, tu n’as pas besoin de te dire « ah, je connais pas ce couplet », tu l’entends deux ou trois fois, tu le retiens tout seul. Quand j’ai une chanson difficile, une poésie travaillée, il me faut six mois pour la chanter sur scène, sans papier. Les chansons traditionnelles qu’on a apprises avec des vieux qui la connaissaient de tradition orale ne me posent pas de problème, ça coule tout seul parce que les paroles ont été aiguisées par le temps,et là où le texte était un petit peu difficile, des mots ont été changés.

NML : Ce qui veut dire que texte et mélodie sont devenus inséparables ?
F. V : Quand tu as un texte et que tu mets une musique dessus, il faut faire très attention parce qu’on colle très vite au rythme des phrases sans pouvoir en sortir. Et quand tu as l’inverse une mélodie que tu ne peux jouer autrement puisqu’elle existe comme ça, quand on met des mots dessus, ils ne parviennent pas à transformer cette mélodie. En ce moment, depuis quelques années, avec Jean-Jacques Le creurer, on travaille avec un poète qui s’appelle Bernard Blot, et on se retrouve à travailler dans ce sens qui est très difficile. Bernard Blot nous donne des poésies avec l’idée d’en faire une chanson, il les a pensé avec couplets et refrain, et on essaie de composer des mélodies dessus. On l’a déjà fait sur plusieurs chansons, mais on sue du sang parce qu’on veut quand même que ce soit la mélodie qui prime, qu’elle puisse exister sans les paroles. Il y a certaines de ces mélodies que je joue à la cornemuse parce qu’elles se « tiennent ». Avant d’écrire une musique, on se met volontairement dans une ambiance traditionnelle pour que ça ne devienne pas de la variété

NML : Pourquoi avoir commandé des chansons ?
F. V : C’était une demande, parce que Bernard Blot écrit également des pièces de théâtre et qu’on a participé musicalement à plusieurs de ses pièces. Ça nous a beaucoup plu d’essayer, avec la musique qu’on sait faire, de nous mettre ça au service de quelque chose d’autre. Ce sont des poésies difficiles,qui sont belles, maintenant que je les connais depuis longtemps, que je les chante depuis un an, je commence à rentrer dedans. Quand on travaille dans ses pièces avec lui, on comprend que chaque mot, chaque phrase a un sens et c’est même très ludique. Elles racontent des histoires qui nous touchent parce quelles se passent dans le pays. Ce n’est pas juste une histoire avec une fin et un début, ce sont des émotions que les gens vivent ici. La pièce qui a été montée cette année raconte la vie d’un célibataire de trente ans qui vit avec sa mère et celle-ci vient de mourir. Il doit faire face à la vie et à toutes les questions qui viennent avec « est-ce que je reste ici ou est-ce que je vais ailleurs, je suis seul dans une ferme avec des fermes vides autour de moi, un village fantôme, je me marie, je ne marie pas ? ».

NML : Ce qui veut dire que vous ne pourriez pas, avec la musique que vous jouez, ou la façon dont vous chantez, mettre de la musique sur des textes qui parlent de problèmes urbains ou d’autres questions concrètes ? Vous avez pu travailler sur ces textes parce qu’il y avait déjà une adéquation logique entre la musique que vous jouez et le texte ?
F. V : Oui, c’est ça. Le texte est vraiment enraciné ici, et c’est ce qui me plaît. Quand on se met à créer des mélodies, je me mets dans l’ambiance, le vais jouer de la cornemuse, j’écoute des enregistrements de collectage, beaucoup de musique modale, même des musiques d’ailleurs comme des musiques suédoises, espagnoles, arabes.

NML : Et est-ce que cela change votre façon de chanter d’avoir des paroles qui sont plus difficiles d’accès, plus complexes ?
F. V : Oui, parce que je me rends compte que quand je suis sur scène, je me donne autrement, je me sens obligée de faire davantage de gestes. Auparavant, quand j’étais sur scène, j’étais délibérément très sobre parce que c’était une interprétation différente. Je n’allais pas en chantant « La fille d’Orléans » me mettre à pleurer sur scène parce qu’elle va sur l’échafaud, on sent qu’on raconte une histoire et ça ne va pas plus loin. Avec une poésie, je crois que je me comporte autrement, sans pour autant faire du théâtre. Il y a plus de relief dans la façon de chanter aussi, des ralentis, ce n’est pas qu’une interprétation de la mélodie.

NML : Au niveau de la technique du chant, cela change également ? Est-ce que vous vous autorisez moins de liberté parce que le texte est plus difficile à passer ?
F. V : Non, parce que je veux toujours, même pour les chansons de traditions, que le texte soit compris, et je fais tout pour qu’on entende ce que je dis. Dans une mélodie, tu peux respirer où tu veux – même s’il y a beaucoup de chanteurs qui ne vont pas être d’accord avec ça – bien qu’il y ait une phrase musicale, je sens quand même une forme de liberté, tu t’arrêtes, tu reprends un peu plus tard, et je sais que Jean-Jacques suivra musicalement. Quand il y a des paroles, tu es un peu plus limité à ce niveau-là.

NML : Quand vous avez enregistré des chansons, ou quand vous chantez sur scène, c’est le principe de la musique traditionnelle, vous placez une série d’ornements, de variations, est-ce que vous êtes plus en réserve sur ce type de mélodie ?
F. V : Non, au contraire, je conçois même les mélodies en fonction de ça : quand dans une mélodie qu’on a écrite, je sens qu’il n’y a aucun endroit où je peux faire des choses avec ma voix, on ajoute deux ou trois mesures, pour qu’il y ait la possibilité de faire une petite boucle. J’ai toujours une façon très libre de chanter, peut-être un peu trop puisqu’il y a des gens qui disent « tu chantes toujours lentement ! », Mais j’aime aussi chanter sans paroles, par onomatopées, pour faire danser. Quand j’ai chanté l’an dernier au Festival de Saint-Chartier dans l’Église, pour faire participer les gens, j’ai voulu commencer comme ça et c’était un peu un challenge. Comment faire reproduire les mêmes onomatopées aux gens ? Il y a un seuil à dépasser : au début les gens veulent savoir si tu fais TAPATAPATI ou TIPITI PITA, ensuite ils comprennent que tant que tu as le rythme et la cadence, ça marche très bien même s’il n’y a pas deux personnes qui chantent les mêmes paroles. C’est une façon de vocaliser une musique dite instrumentale, et dont on ne sait pas si elle n’était qu’instrumentale. Dans les enregistrements de collectage, ce n’est pas parce que M. Thomas jouait tel morceau à la vielle que c’était un morceau de vielle. Ça devait même être assez courant puisque sur ces enregistrements beaucoup de musiciens, en particulier les violoneux, soit commencent par chanter la mélodie avant de la jouer, soit l’inverse. Cette tradition m’intéresse beaucoup parce que je me rends compte que quand je suis en situation d’enseignement, les gens osent se lancer à chanter quand ils ont des paroles, mais sont beaucoup plus réticents quand tu ne leur donnes qu’une mélodie avec « tralalala » pour seules paroles.

NML : Quand vous chantez une mélodie que vous jouez sur instrument, est-ce que les ornements sont les mêmes ? Est-ce que les deux pratiques se nourrissent l’une de l’autre ?
F. V : Je pense que quand j’apprends une chanson, il y a toujours un moment où je la chante sans les paroles, pour voir ce qui me vient. Je me suis rendue compte que ça m’aide à prendre de la liberté. Je chante par onomatopées et je trouve des idées parce que je suis plus libre qu’avec les paroles où il y a parfois des syllabes qui ne sont pas jolies, et sur lesquelles tu ne tiendras pas la note. Ce qui est sûr, c’est qu’on peut deviner dans mon chant que je joue de la chabrette, mais l’inverse est vrai aussi, en particulier les chants religieux qui sont très proches de la musique traditionnelle même époque, même esprit. Quand un air me revient de ce que je chantais à l’Église, il convient à la chabrette, il y a les notes qu’il faut, tu peux vibrer les notes où tu veux. Du coup, le chant va dans la chabrette, et la chabrette va dans le chant. Quand je chante, je sens comment mes doigts bougeraient sur la chabrette.

Propos recueillis par Ricet Gallet (CRMTL) pour les Nouvelles musicales, n° 59, mai-juin 1999.