Introduction – Des répertoires intrigants pour l’amateur de musiques traditionnelles

Introduction de l’article « Bourrées des champs ou bourrées des villes ?  – Inventaire des sources écrites : répertoires anciens de bourrées à deux temps et montagnardes à trois temps (Auvergne, Velay, Limousin etc) »


Il y a maintenant des années, travaillant dans l’association « Les Brayauds », en Basse-Auvergne, j’ai entrepris de prendre connaissance des sources anciennes disponibles sur les répertoires régionaux d’Auvergne. Cela m’a amené à déchiffrer les nombreux airs contenus dans des recueils écrits, à commencer par le fameux « Album Auvergnat » publié en 1848 par Jean-Baptiste Bouillet, ainsi que des cahiers de « bal champêtre ».

Au fil de mon exploration de ces recueils, dont la liste s’allongeait peu à peu, j’étais frappé par les différences entre ces répertoires, pour la plupart notés au XIXe siècle, et ceux collectés à partir du XXe siècle par des chercheurs régionalistes. Certes on pouvait y trouver quelques airs traversant les époques, dans des versions parfois un peu différentes, mais reconnaissables. Toutefois l’ensemble du  répertoire de l’ « Album Auvergnat » (et des autres recueils semblables) avait une très forte coloration de musique tonale, citadine voire « classique ». En revanche, on trouvait des mélodies beaucoup plus modales, semblant plus « archaïques », dans les collectages oraux effectués bien plus tard auprès des musiciens et chanteurs auvergnats. Il me paraissait de plus en plus inconcevable que ces « Bourrée de la montagne » et autre « Montagnarde de Saint-Nectaire » aient eu une origine populaire rurale, ce qui serait pourtant induit par le titre donné, ainsi que le texte et les illustrations de Jean-Baptiste Bouillet.

M’intéressant de plus en plus à la chose, j’ai ensuite continué à élargir ma connaissance de l’histoire de la musique de danse à de nombreuses autres sources : régionales, nationales et aussi d’autres pays. Cela m’a permis de resituer dans une perspective que je pense plus juste, ces répertoires « auvergnats ». Cela m’a valu des surprises, en constatant par exemple la parenté musicale évidente des bourrées à deux temps de ces recueils, avec des airs de danses de bonne société du XVIIIe siècle, en particulier les contredanses dites « allemandes » et les rigaudons.

Des interrogations surgissent devant ces répertoires : quels musiciens jouaient ces airs, et pour quels publics, en quels lieux ? Je ne me permettrai pas d’avoir la prétention d’apporter des réponses à ces questions, mais des recherches en « ethno-histoire » apportent des pistes précieuses, je pense notamment aux travaux de Luc Charles Dominique et Sylvie Granger (sur la corporation des ménétriers), Jean-Michel Guilcher, Yvon Guilcher et Naïk Raviart sur l’histoire de la danse, ainsi qu’à la rubrique « Pattes de mouches et rats d’archives » de Jean-François « Maxou » Heintzen.

Toutes ces recherches font émerger un monde musical encore mal connu, qui occupait un vaste espace disparu, situé entre les deux images extrêmes, voire caricaturales, que nous considérons aujourd’hui : d’un côté la « Grande Musique » savante, et de l’autre les traditions paysannes régionales. Il a existé durant des siècles des pratiques musicales citadines, à destination de différents publics (populaires, bourgeois, aristocratiques), ainsi que des danses régionales pratiquées par différentes classes sociales (et pas uniquement populaires). Cette musique représente souvent une forme plus simple des styles savants de chaque époque, et a énormément contribué à alimenter les répertoires traditionnels, après passage dans la tradition orale (d’où de nombreuses parentés mélodiques). Les répertoires écrits qui font l’objet de cet article sont vraisemblablement issus de ces contextes difficiles à reconstituer aujourd’hui, et assez différents de celui de la pratique des musiciens routiniers ruraux collectés au XXe siècle.

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Pour autant, je pense qu’il ne faut pas retrancher ces airs de notre pratique sous prétexte d’un manque d’ « authenticité », mais au contraire les accepter comme un enrichissement de la palette de couleurs musicales à notre disposition, un élargissement de l’idée que nous nous faisons du patrimoine musical populaire. La mise en perspective de ces airs, dans l’ensemble de l’histoire de la musique de danse, est intéressante à plusieurs titres :

  • en dissipant les idées simplistes que nous pouvons tous avoir, au début de notre pratique, sur les musiques traditionnelles, sur l’antiquité supposée de leurs airs, sur les oppositions tranchées entre musiques savantes et populaires, rurales et citadines, sur la délimitation trop caricaturale d’une tradition régionale,
  • en permettant de mieux cerner, par contraste, où sont les vraies originalités dans les répertoires « régionaux »,
  • en offrant des répertoires qui peuvent aussi en eux-mêmes, être très intéressants à pratiquer, si on ne considère plus comme un défaut rédhibitoire, mais comme un atout, leur proximité avec la musique dite « classique » : ces airs permettent de comprendre et renouer les liens entre les musiques « savantes » ou « historiques », et les traditions populaires régionales,
  • en offrant dans certains recueils des modèles de jeu à plusieurs (polyphonies de divers styles), qui sont rares dans les témoignages traditionnels, et ceci sur des formes mélodiques et rythmiques qui malgré tout en sont proches, ouvrant des voies au travail de groupe.

Cet article vous permettra donc de découvrir les sources mélodiques (du moins celles actuellement portées à ma connaissance) qui nous informent sur les répertoires de bourrées à deux et trois temps (souvent appelées montagnardes), avant les collectes régionalistes de la fin du XIXe siècle. Ces documents concernent les répertoires qualifiés d’auvergnats, mais aussi, bien que moins nombreux, le Limousin et les régions voisines. Cela inclut aussi quelques airs entretenant un rapport peut être plus imaginaire que réel à l’Auvergne, ce qui sera examiné dans l’article. Je partagerai avec vous quelques questions posées par ces recueils, ainsi que des éléments d’information et peut-être parfois quelques pistes de réponse. Au passage, nous croiserons quelques personnages hauts en couleur, témoins d’une vie musicale échappant aux idées toutes faites.

M’intéressant ici aux mélodies et à leur histoire, je n’aborderai pas le sujet des formes de danse qu’ils ont accompagnées, ce qui est très intéressant mais hors de ma portée. Rappelons quand même quelques généralités importantes : le terme de « bourrée » pour désigner une danse apparaît au tout début du XVIIe siècle, dans des milieux non populaires. Jusqu’au XIX siècle, il désigne exclusivement des airs à deux temps. La connotation régionale n’est d’abord que très sporadique, puis se généralise au fur et à mesure que les danses appelées ainsi disparaissent de la pratique de bal des classes supérieures. L’appellation de « bourrée » se reporte ensuite peu à peu sur des danses à trois temps auvergnates, dont nous n’avons pas de trace avant le XIXe siècle, et qui à ce moment sont le plus souvent nommées « montagnardes ».

Autre généralité importante : tous ces noms de danses (bourrée, montagnarde, rigaudon, contredanse etc) ont désigné des chorégraphies très diverses au cours de l’histoire, et une identité de nom ou bien de mélodie ne signifie absolument pas que les danses soit identiques ou même apparentées. Voici un exemple que j’ai rencontré plusieurs fois dans le milieu « trad » actuel : on fait souvent une confusion entre les « montagnardes » au sens général (dénomination de plusieurs familles distinctes de danses et de musiques), et la danse particulière du répertoire aubracien, bourrée à figures dite « la grande montagnarde ».

Je donnerai ici en partitions PDF les transcriptions fidèles de toutes les lignes mélodiques, sans retenir les harmonisations et accompagnements de piano de nombreux recueils du XIXe siècle. Si j’ai conservé les tonalités données dans les documents, en revanche j’ai parfois supprimé des effets d’octaviations de phrases qui sont des arrangement pour le piano. Je tâcherai de joindre au fur et à mesure des enregistrements donnant à entendre les mélodies, mais de façon moins exhaustive : en effet, de nombreux recueils se recoupent, et il y aurait beaucoup de doublons. L’interprétation transposera parfois les mélodies dans des tonalités plus courantes pour nos instruments.

Je remercie chaleureusement toutes les personnes qui m’ont communiqué les documents présentés ici, notamment Gilles Lauprêtre, « Maxou » Heintzen, l’association « Les Brayauds », Claude Ribouillault, Alain Dufraisse, Eric Coatrieux, Gaétan Polteau.

Lire le Chapitre 1 – XVIIIe siècle : sources sporadiques et fausses pistes