Vielles à roue en Europe Centrale et Orientale

Hongrie : Bársony Mihály (klarinét) et Varga Mihály (tekerő)
Hongrie : Bársony Mihály (klarinét) et Varga Mihály (tekerő)

Instrument fascinant par son aspect de « machine à musique » et sa polyphonie, la vielle à roue reste immédiatement identifiable, malgré les multiples variations de sa forme. Contrairement à d’autres instruments, la vielle à roue a une répartition géographique très discontinue : elle est présente historiquement seulement dans certains pays à travers l’Europe, et parfois très localisée dans certaines régions.

Le cas de la France illustre bien l’histoire complexe de cet instrument : il y a été tour à tour accompagnateur du chant liturgique (organistrum médiéval), de l’imaginaire pastoral de la bonne société du XVIIIe siècle, instrument des mendiants aveugles ou des petits ramoneurs savoyards, et enfin accompagnateur des danses et réjouissances populaires dans de nombreuses régions, avant de devenir un marqueur identitaire au sein des groupes folkloriques bressans, auvergnats ou berrichons.

Des traditions de vielle se sont transmises dans plusieurs autres pays européens, et les musées contiennent aussi nombre d’instruments, qui témoignent d’une grande diversité de types, de formes et de factures. Grâce aux vidéos accessibles sur internet, qui donnent une image des pratiques actuelles, et donnent parfois même à voir ou entendre des musiciens de l’ancienne génération, nous allons explorer un peu de cette diversité.


Terres des vielles disparues : entre musées et néo- en tous genres

Dans une partie des pays européens, la pratique populaire traditionnelle de la vielle semble avoir disparu, bien qu’elle puisse y être attesté de façon ancienne. Dans ces pays (Allemagne, Autriche, Suisse, pays scandinaves, Espagne, Italie …), faute de transmission directe d’un répertoire traditionnel, les musiciens actuels ont deux options  principales (d’ailleurs parfois conciliées).

groupe UlmanLa première consiste à se situer dans le courant revivaliste pan-européen dit « folk », « trad » (voire « néo-folk » ou « néo-trad »). Le symbole pour moi de cet univers musical est le célèbre festival de Saint-Chartier, où s’opère le brassage des musiques et de la lutherie . Ainsi, nombre de jeunes vielleux actuels de toute l’Europe partagent un ensemble de références communes, que ce soient les influences musicales de styles néo-bourbonnais, néo-celtiques, etc, ou bien les innovations techniques des luthiers (vielle alto, électro-acoustiques, multiplication des cordes et capodastres, etc).

groupe spectulatiusL’autre direction, très présente dans les pays germaniques, est basée sur une forme de reconstitution, rigoureuse ou fantaisiste, des musiques dites « anciennes » : médiévale, renaissance, baroque. Les « fêtes médiévales » y ont un grand succès, même si l’inspiration et le visuel de certains groupes « néo-médiévaux » tient plus de l’imagerie (ou même de l’heroic fantasy) que de l’histoire.

Enfin, plus rarement, certains musiciens reconstruisent un répertoire traditionnel de leur région ou de leur pays, en explorant des sources locales, plutôt écrites : musiques de danses du XVIIIe-XIXe siècle, collectes écrites de répertoires populaires, adaptations pour l’instrument de répertoires issus du chant ou d’autres instruments. Les vidéos suivantes seront choisies de préférence dans ce type de pratique.


 

Autriche : une musique « populaire classique »

En Autriche, la vielle est aujourd’hui ressuscitée après sa disparition au début du XXe siècle. De jeunes musiciens la pratiquent avec talent et explorent différentes directions, entre pratique « modernisée » et renouveau des répertoires autrichiens.

Il est frappant de constater à quel point les musiques populaires et savantes sont étroitement interpénétrées en Autriche. Les grands compositeurs viennois (que ce soient Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, et plus récemment les Strauss) ont composé ou trancrit et orchestré énormément de musiques à danser (Ländler, Deutscher Tänze, contredanses, menuets,…). Les danses populaires sont ainsi une des sources de la musique classique viennoise de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle, qui a elle-même influencé les pratiques populaires (orchestres, harmonisations, compositions écrites, instrumentation).

On pourra entendre clairement dans les vidéos ci-après, cette musicalité « à mi-chemin », entre musique à bourdons et harmonisation classique, entre la rythmique du bal et le raffinement de la musique de chambre.

Certains musiciens utilisent des vielles d’un type particulier, semblables aux vielles hongroises. D’autres instruments sont de type moderne. On peut consulter, sur cette page, un inventaire de vielles conservées dans des musées autrichiens, qui montre la variété de formes des instruments anciens retrouvés :

https://simonwascher.info/LeierArchiv/Drehleier_instrumente.htm

 

Voici d’abord Michael Vereno, musicien très actif dans le renouveau des musiques de vielle et cornemuse en Autriche (voir sa chaîne Youtube « vereno1986 » et ses différents groupes, dont « Dudelsalat » et « Unisonus »). Ici, il joue une danse issue du répertoire d’un duo de vielleux viennois vers 1820.

 

 

A nouveau le même musicien, en duo avec le cornemuseux Simon Pfisterer, joue une « boarische », forme de polka commune à la Bavière et l’Autriche.

 

 

Ici, Michael Vereno interprète à la vielle le chant « Der Leiermann » (le vielleux), composé par Franz Schubert  en 1828 dans « Winterreise ».

 

 

On peut aussi voir et entendre sur Youtube un autre jeune vielleux, Simon Wascher, souvent en duo avec Hermann Härtel. Ils réinterprètent des pièces de danses populaires autrichiennes avec une sensibilité de musique de chambre, proche de celle de beaucoup de musiciens scandinaves.

 

 

Matthias Loibner est mieux connu en France, étant entre autres souvent venu au festival de Saint-Chartier. Musicien et vielleux très polyvalent, il explore à lui seul toutes les directions actuelles de la musique de vielle, depuis les créations électroacoustiques et les musiques de film jusqu’au renouveau des musiques autrichiennes à bourdon. Le voici en duo avec un joueur de cornemuse, Sepp Pichler (à la « bockpfeife »), dans un hommage à Joseph Haydn, dans la cour de la maison de celui-ci.

 


Tchéquie et slovaquie : des traces sporadiques

En Tchéquie, il ne semble pas y avoir beaucoup de pratique de vielle actuellement. Un personnage haut en couleur  résume ce qui est trouvable sur Youtube : il s’agit de Jiří Wehle, poète, chanteur et polyinstrumentiste, animateur renommé des rues de Prague, et interprète de musique médiévale. Il joue sur une vielle de type hongrois avec laquelle il accompagne son chant.

 

 

 

Un instrument très particulier fait l’objet d’une tentative de résurrection, il s’agit de la vielle de Bohème (« böhmische Drehleier »), retrouvée à quelques exemplaires dans des musées allemands et autrichiens. Outre sa forme massive, cette vielle possède deux caractéristiques curieuses : l’absence de cordes de bourdon (il y a des cordes mélodiques et des cordes sympathiques), et un clavier atypique, avec des touches donnant des intervalles de quarts de tons à certains endroits. Voici une petite démonstration par un musicien, où l’on peut entendre certains de ces intervalles non conventionnels (mais qui ne surprendront pas les habitués de la musique des violoneux) :

 

 

Voici un petit article où j’ai trouvé ces informations : https://www.die-drehleier.de/13.html ,et une photo d’une de ces vielles : https://www.sons-et-couleurs.eu/vielbs11.htm
En Slovaquie, un remarquable musicien et luthier, Tibor Koblíček, a reconstitué une vielle sortie de l’usage dans son pays, la ninera, qu’il fabrique et joue parmi un grand nombre d’autres instruments : cornemuses, violons, et quantité de magnifiques flûtes également sculptées en bois. On peut voir son atelier et ses instruments sur cette vidéo :

https://www.youtube.com/watch?v=sRQdpERis44

Le voici jouant de la ninera :

 


Hongrie : reviviscence de la tekerölant

En revanche, d’autres pays ont hérité plus directement d’une pratique vivante, même si elle était sporadique ou mise à mal par les évènements historiques. Ainsi, la Hongrie connaît un modèle particulier de vielle, reconnaissable à son boîtier et son chevillier très larges et sa petite roue, semblable aux modèles retrouvés en Autriche (par où l’instrument serait arrivé en Hongrie,il y a quelques siècles). On le nomme tekerőlant, et aussi tekerő, nyenyere, nyekerő, szentlélekmuzsika, kolduslant ou forgólant.

Cet instrument était traditionnellement pratiqué dans une région limitée, au sud-est de la Grande Plaine (région de Szeged, Szentes, Csongrad), et aussi dans la région danubienne, au sud de Budapest.  La vielle jouait parfois en duo avec une cornemuse, mais le plus souvent  avec une clarinette (petite clarinette aigüe en Mi bémol), et son répertoire était surtout constitué de danses.

Le chevalet mobile d’une des cordes-bourdon (le « chien », pour les vielleux français) rythme de son grésillement les différentes danses, dont les « ugrós » (danses à sauts) et les fameuses « csárdás », avec leurs enchaînements lent/rapide.

Un certain nombre de musiciens ont pu témoigner, et transmettre directement leur musique aux jeunes générations. J’ai choisi quelques exemples parmi des vidéos mises en ligne, où l’on peut voir les vielleux Szenyéri Dániel, Bársony Mihály (également clarinettiste), Papp Rókus et Tari Rókus.

 

 

 

 

 

 

Les derniers témoins de l’ancienne tradition étant pour la plupart disparus, un grand nombre de  jeunes musiciens jouent aujourd’hui cet instrument, parfois avec virtuosité. On notera l’interprétation d’airs de chant très ornementés, en rythme libre, l’étendue du registre, allant jusqu’aux notes les plus aigües du clavier, le son du « chien », réglé assez « gras » et la vigueur de la rythmique dans les airs de danses.

Voici donc quelques exemples de ces vielleux des jeunes générations, soit en soliste (Szerényi Béla, Havasréti Pál, Patonai Bátor), soit en groupe. Nous concluerons cette partie hongroise avec le groupe Tallabille, dont la musique fait une place centrale à la vielle.

 

 

 

 

 

 


La vielle du chanteur slave : Pologne, Ukraine, Russie

Dans quelques pays slaves (la Pologne, et surtout l’Ukraine et la Russie), la vielle à roue occupe une fonction immémoriale d’accompagnement du chant : dans toutes ces traditions, la vielle soutient le chant par son bourdon (parfois en jouant un contrechant) et joue des préludes et interludes entre les couplets. Il n’y a pas de « chien » (chevalet mobile produisant un grésillement rythmique lors des accélérations de la roue) : la vielle est utilisée purement mélodiquement, dans le cadre d’une musique la plupart du temps à rythme libre, non mesurée.

Pologne : la lira korbowa

On peut voir ici deux interprètes : Jacek Hałas et Jan Malisz.

 

 

 

Ukraine : la kolisna lira

En Ukraine, la vielle était pratiqué par des bardes souvent aveugles et itinérants, organisés en guildes (de même que les joueurs de « bandura »). Ces « lirnyky », en tant que transmetteurs de mémoire et d’identité nationale ukrainienne, ont semble-t-il subi une violente répression, allant jusqu’à l’élimination physique, de la part du régime soviétique dans les années 1930. Leur répertoire comportait des chants para-religieux, des chants historiques épiques ainsi que des chants satiriques et à danser.

Cette musique ainsi que les corporations de musiciens qui la portaient, ont été réanimées par la suite. Aujourd’hui, d’assez nombreux musiciens, héritiers des lirnyky disparus, donnent à entendre leurs chants, s’accompagnant d’instruments de formes et de tailles étonnamment variées. J’en ai choisi ici quelques exemples. Le premier musicien est Mykhailo Khai, qui a joué un grand rôle dans la résurrection de cette tradition, et a dirigé une des guildes reconstruites.

 

 

Le second est Andriy Liachouk.

 

 

 

Yarema Chevtchouk, autre chanteur et polyinstrumentiste, appartient aussi à une guilde de kobzars (bardes) recréée à notre époque.

 

 

Roman Morozov, jeune musicien à la voix rauque, utilise une vielle à la caisse « en goutte d’eau », assez particulière.

 

 

Le musicien suivant est Vasily Evhymovych. Sa voix et le contrechant de la vielle sonnent magnifiquement, en osmose avec le bourdon.

 

 

Vadim Viksnin est musicien et luthier, pratique et construit de nombreux instruments. Sur cette page, on peut voir l’étendue de son travail sur la vielle à roue, et la diversité de types qu’il propose :

https://sites.google.com/site/authenticstudiofamilyviksnin/home/hurdy-gurdy-drehleier-vielle-a-roue-ghironda

Sur les deux vidéos suivantes, on l’entend jouer d’une étonnante vielle grave (inspirée du « Donskoy ryley» des Cosaques), dont on peut sentir le son ronfler comme celui d’un orgue, malgré la mauvaise qualité de l’enregistrement.

 

 

 

Quittons l’Ukraine avec une vielleuse et chanteuse, Natalia Serbina, à la voix très prenante, filmée lors d’un festival en Pologne.

 

Chacun de ces musiciens peut être retrouvé sur de nombreuses vidéos sur internet, même si l’alphabet cyrillique ne facilite pas leur identification.

 

La kolyosnaya lira de Russie : chants religieux, chants des mendiants

Passons maintenant en Russie, où l’on retrouve certaines formes de vielles présentes en Ukraine. Le musicien suivant joue une lira d’un type fréquent, avec ses éclisses échancrées reproduisant celles d’un violon. Elle se nomme la Kolyosnaya Lira, et il s’agit apparemment de la forme propre à la Russie.

 

 

 

Evgeniĭ Buntov chante un chant cosaque de l’Oural, accompagné d’une petite vielle ovoïde. Comme  chez le musicien précédent, on peut remarquer la façon d’accompagner la mélodie chantée par des notes longues à la vielle, à mi-chemin entre un bourdon et un contrechant, qui rejoint la mélodie principale à certains moments.

 

 

Le musicien suivant est Andrei Kotov, qui dirige le choeur Sirine/ Cet ensemble se consacre aux chants orthodoxes de l’ancienne tradition russe : ces polyphonies, antérieures aux réformes musicales et liturgiques du XVIIIe siècle, ont survécu souterrainement, portées notamment par les « vieux croyants ». Ici, on peut l’entendre en solo avec sa vielle, donnant une ampleur remarquable à son chant.

 

 

 

Andrey Vinogradov est un musicien, compositeur et polyinstrumentiste, qui a réalisé de nombreux disques, dont plusieurs consacrés à la musique de vielle russe, ainsi qu’un grand nombre de vidéos sur Youtube. Il joue sur différents types de vielle, dont des vielles « modernisées ». Ici, j’ai choisi deux vidéos où il joue des mélodies russes anciennes sur un type de vielle très rustique, au clavier diatonique (mais basé sur un mode mineur), c’est-à-dire sans le deuxième rang d’altérations. C’est d’ailleurs une caractéristique commune à beaucoup de vielles anciennes, dans tous les pays que nous explorons dans cet article. On pourra entendre sur ces vidéos un accompagnement de clavier en play-back, mais qui n’empêche pas d’entendre le son de la vielle.

 

 

Le donskoy ryley des cosaques

Nous allons finir ce voyage avec une forme très originale de la vielle à roue, dans une région à la limite géographique de sa zone d’usage.

Les Cosaques, groupes d’origines ethniques diverses, caractérisés par leur activité militaire et leur liberté, furent les alliés occasionnels des différents royaumes et empires de l’Europe de l’est, en protégeant les frontières et les steppes contre les nomades Tatars et les Turcs. Certains groupes ont été intégrés à l’armée impériale russe, tout en gardant leur spécificité. L’histoire complexe des différents groupes cosaques et de leurs rapports aux états aboutit à une situation paradoxale, où ils sont intensivement récupérés comme symboles d’identité nationale, tant par les Russes que par les Ukrainiens, tout en ayant conservé un fort particularisme identitaire.

Ainsi, les Cosaques de la région du Don, au sud de la Russie, utilisent le « Donskoy ryley » (ou en russe Донской рылей). La forme caractéristique de cet instrument associe une caisse de résonnance circulaire à une touche triangulaire. Il se joue porté en bandoulière, la main gauche de l’instrumentiste passant par-dessous le « manche », comme un luth, contrairement à toutes les autres vielles.

On retrouve ici Evgenij Buntov, déjà vu plus haut à la lira.

 

 

Un autre musicien, Vladimir Skuntsev, chef de l’ensemble «Cercle Cosaque », joue ici dans un camp reconstituant le mode de vie ancien de ce peuple.

 

 

Le même musicien avec un choeur :

 

 

Toujours le Cercle Cosaque, ici une vielle à roue de type courant s’associe au donskoy ryley pour accompagner un splendide chant à deux voix :

 


La variété des formes : galerie de portraits